Page:Revue des Deux Mondes - 1911 - tome 1.djvu/382

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

très instruits, mais presque tous restaient des idéologues, plus capables de dresser un vaste programme de réformes théoriques que d’en réaliser pratiquement une seule ; disciples de la Révolution française, — c’est-à-dire d’un ensemble de doctrines et d’actes souvent en contradiction les uns avec les autres, puisque les doctrines sont de liberté et les actes d’autorité, — ils étaient mieux préparés à ourdir et à exécuter un complot qu’au long et patient effort de réorganisation d’un pays ballotté depuis des siècles entre l’anarchie et le despotisme. Les autres, les officiers, élevés à l’allemande dans le culte de la force, étaient des militaires zélés, des patriotes ardens, mais peu cultivés, simplistes dans leurs conceptions politiques, dévoués à leurs chefs et à l’Islam, base de l’État, et persuadés que l’énergie et les armes suffisent à tout. Les uns et les autres, militaires et civils, étaient remplis de bonne volonté, de foi en leur mission et en l’avenir de leur pays, de confiance en eux-mêmes et de défiance envers les autres, prompts à prendre ombrage de tout ce qu’ils croyaient être une atteinte à leur dignité nationale, enclins à suspecter tes amis sincères qui leur disaient la vérité et victimes des flatteurs qui, sous tous les régimes, bourdonnent au tour du pouvoir. Durant les premiers mois de leur domination, les Jeunes-Turcs recoururent à l’expérience des hommes qui avaient appris sous Abd-ul-Hamid le maniement des grandes affaires ; Saïd, Kiamyl, et surtout Hilmi pacha assumèrent le grand vizirat ; le dernier surtout, dont les talens s’étaient aiguisés en Macédoine au contact des agens européens des « réformes, » administra prudemment et prit d’utiles mesures ; mais, si sincèrement dévoués qu’ils fussent au nouveau régime, ces fonctionnaires vieillis sous le harnais hamidien ne pouvaient acquérir complètement la mentalité « jeune-turque ; » entre eux et le Comité Union et Progrès, l’harmonie ne fut jamais parfaite. En mars 1910, le Comité estima que le temps était venu pour son parti de prendre directement en main le pouvoir ; il fit comprendre sa volonté à Hilmi pacha qui se retira ; Hakki pacha constitua le ministère qui est encore aujourd’hui en fonctions ; l’élément militaire y est représenté par Mahmoud-Chefket pacha, ministre de la Guerre, le Comité Union et Progrès par Djavid bey et Talaat bey.

Il était à prévoir qu’une révolution des mœurs et de la vie politique aussi radicale ne s’installerait que par la force ; on ne