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timide, à qui la gravité professionnelle prête en outre des airs de raideur et de froideur. Mais c’est un passionné. Mme Journand, avec cette divination qu’elle a maintenant des choses de l’amour, ne peut s’y tromper. Cette découverte va contribuer à son revirement. Notez qu’Antoinette est sur le point de fuir, — une « fugitive » elle aussi, — avec le petit Denver, tout en sachant que ce drôle est un vulgaire escroc et que ce voleur de femme est un voleur d’argent. La situation est des plus graves ; et sur qui en retombe une forte part de responsabilité, sinon sur Mme Journand elle-même, sur la mère oublieuse de son devoir et donneuse de mauvais exemple ? Devant son gendre, elle essaie de se défendre : « Une vie ne peut pas être tout entière de sacrifices. On peut être à la fois femme et mère… » Mais que répondre quand c’est sa fille elle-même qui l’accuse : « Antoinette : Quand je t’ai vue arriver ici il y a dix jours, sais-tu que mon cœur s’est serré et oppressé, comme de… comme d’envie… oui, je l’avoue, comme d’une jalousie ? En t’embrassant, j’ai goûté sur ta peau l’odeur des pays d’où tu venais. Je t’ai trouvée ravissante et riante avec un visage clair. Et je me suis sentie vieille auprès de toi. — Mme Journand : Oh ! Antoinette… Ma petite fille ! — Antoinette : Car la jeunesse, c’est d’être heureux, c’est d’aimer… Je ne veux pas être vieille encore ! Je veux connaître le bonheur que tu as connu, que tu connais, qui te transfigure, qui te rend jolie et bonne, qui t’a fait ouvrir si largement à ta petite fille un cœur qu’elle s’était cru fermé ; Mère, c’est parce que je t’ai vue ainsi, que je n’ai plus su me résigner. » C’est ici toute l’idée de la pièce, c’en est la morale et la leçon ; c’est le point culminant du drame, le tournant de cette histoire de famille.

Au quatrième acte, nous apprenons avec plaisir que tout s’est heureusement terminé. Antoinette est réconciliée avec son mari. De cette réconciliation va naître un enfant, ce qui est encore la meilleure thérapeutique qu’on ait trouvée contre le vague à l’âme. Mme Journand a renvoyé le Don Juan de l’archéologie à ses momies. Elle renonce à des distractions qui ne sont plus de saison ; elle cesse d’être amante pour se consacrer exclusivement à ses devoirs de mère et bientôt de grand’mère.

M. André Picard a dessiné avec une réelle sûreté de main cette évolution psychologique dont chaque acte nous présente une phase. Le cas, tel qu’il l’a choisi, ne laisse guère de place à l’hésitation. Mais on pourrait imaginer d’autres « espèces. » Ce seraient autant d’épisodes de la lutte engagée par l’individu contre la famille et qui est un des plus puissans agens de notre démoralisation. L’auteur de la Fugitive