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doux comme des moutons. Les forêts enchantées contenaient la fontaine de Jouvence, et aussi l’arbre de vie, ou « arbre qui pleure, » d’où tombait, goutte à goutte, l’huile qui sert à faire le Saint-Chrême. Les maisons y étaient de cristal, les colonnes d’or, les toits de pierres précieuses. Dans un tel décor, la vie coulait facile. On n’avait aucun besoin de serviteurs. « Nul mangier n’y est appareillé, disaient les voyageurs, fors que en une escuelle, un gril, et un tailloir qui sont pendus à ung pillier. Et quand nous sommes à table, et nous désirons avoir viandes, elles nous sont appareillées par la grâce du Saint-Esprit… » Ces heureux touristes pensaient bien avoir mis la main sur l’ancien Paradis terrestre.

« L’île de Sindbad, s’écriaient les autres, mais on n’y trouve que des monstres ! La terre n’y produit que des ronces, les eaux y sont pestilentielles. Les habitans sont sans bouche ou bien ils ont des têtes de chien. Les uns ont des oreilles qui leur pendent jusqu’aux genoux, les autres n’ont qu’un pied, mais assez large pour leur servir de parasol, d’autres encore n’ont pas de tête et logent leur figure au milieu de leur poitrine ; d’autres enfin ont des bras multiples et souples comme des pieuvres. Leurs nez sont longs et préhensiles comme trompes d’éléphant. Leurs mœurs sont encore pires que leurs faces. Ce sont des cannibales. Quand ils font des prisonniers, ils leur offrent d’abord une nourriture qui leur ôte la raison, puis ils les engraissent comme volailles et, une fois gras, ils les mangent. » Et ces derniers explorateurs faisaient à l’île de Sindbad une réputation détestable.

Enfin le jour vint où des caravelles portugaises, en expédition vers les Grandes Indes, abordèrent, en nombre, à l’île mystérieuse. Les matelots débarquèrent par centaines et virent ce qu’il en était. Il n’en était rien. Les gens qu’ils trouvèrent n’avaient ni faces horribles et repoussantes, ni regards merveilleux et voix de sirène ; on leur voyait deux pieds, deux mains, deux yeux quand on les regardait de face, un œil quand on les regardait de profil, et un nez assez long pour l’usage habituel qu’on en peut faire. Ils ne tuaient ni ne volaient plus qu’il ne leur était nécessaire, faisaient eux-mêmes leur cuisine, féroces quand ils avaient faim, bienveillans quand ils avaient mangé, — bref des gens comme tout le monde.

L’histoire de l’île de Sindbad, voilà tout justement