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Page:Revue des Deux Mondes - 1911 - tome 2.djvu/700

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Elle est administrée avec l’ordre et l’habileté d’une grande maison de commerce ; elle fait recette de la vente des bons alimentaires, des lits de ses asiles, de ses journaux et traités moraux, et ses dépenses sont contrôlées rigoureusement par des comptables-experts. Ainsi, l’Armée du Salut fait une œuvre d’assistance sociale, autant que de relèvement moral et de réveil religieux.

Cette vaste société est-elle sans défaut ? Non certes, pas plus que toute institution humaine. Voici les principaux, à mon avis. L’autorité du général est sans contrôle, elle est presque aussi autocratique que celle du général des Jésuites ; il convient de dire, pourtant, qu’il ne prend aucune mesure de grande importance, sans avoir consulté son chef d’état-major et les officiers chargés des services concernant la question ; deuxièmement, l’obéissance, chez certains officiers, finit par devenir machinale ; le système déprime souvent les volontés qui, une fois sorties des cadres, ont perdu toute initiative. L’Armée du Salut assouplit, aguerrit les caractères, elle ne les forme pas.

D’autre part, les Salutistes usent parfois, pour le sauvetage des pécheurs, soit de petites fuses, soit de procédés qui lèsent la liberté de conscience, et provoquent, en certains cas, des témoignages extérieurs de piété, qui frisent l’hypocrisie. Enfin, ayant besoin de beaucoup d’argent pour leurs œuvres, les chefs de l’Armée multiplient les quêtes parmi leurs soldats et adhérens, et transforment ainsi les officiers de tout grade et de tout sexe en quémandeurs, surtout pendant les semaines du « renoncement. » Ils tombent ainsi dans les défauts reprochés jadis aux Ordres mendians.

Mais les deux critiques les plus graves, qu’on peut adresser au Salutisme, c’est, d’abord, l’obligation imposée au pénitent d’étaler au dehors sa vie intime, avec ses misères, ses laideurs, ce qui me semble contraire à la vraie componction, et la coutume de la prière en public, qui lui ôte le recueillement, si formellement recommandé par Jésus. Il faut remarquer aussi l’irrévérence avec laquelle ses officiers parlent au peuple des choses divines, et les procédés tapageurs et souvent grotesques qu’ils emploient pour attirer les gens. Or cela est incompatible avec la crainte de Dieu, avec ce frisson devant l’infini, qui est à la base de tout sentiment religieux. Il y a là des écueils redoutables, et, si l’Armée du Salut veut rester digne de la mission qu’elle s’est donnée, et ne pas tomber dans les aberrations de