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s’est trouvé comme pris et serré, ainsi qu’en un étau, entre son génie et ses idées.

Son génie était tragique. Son génie était tragique, parce qu’il était sensible, plus que sensible, douloureux, sans sérénité, profondément ému de la misère humaine, pénétré de ce qu’on appelait, il y a vingt ans, d’un mot assez beau, la religion de la souffrance. Il était donc porté d’un mouvement naturel vers la tragédie (sans compter que de son temps, comme du nôtre, on n’arrivait à la gloire que par le théâtre).

Mais ses idées étaient celles : 1o d’un moraliste très pur, très élevé, presque austère, d’un élève de Socrate (il l’a peut-être été) ; 2o d’un positiviste, et si le mot est partiellement inexact, je le sais et ne m’en sers que pour la commodité du discours, et il est suffisamment juste pour que j’en use pour ma démonstration.

Or les légendes sur lesquelles un tragique du ve siècle était forcé de travailler étaient religieuses, toutes imprégnées des conceptions du monde qui étaient celles des hommes du temps d’Homère, ou même des hommes antérieurs à Homère. Et ces conceptions étaient immorales aux yeux d’un socratique, aux yeux d’un moderne, aux yeux d’un homme orienté déjà vers le platonisme et même vers le christianisme.

Et encore ces conceptions, non seulement ne donnaient aucune explication de la présence du mal sur la terre, mais encore le représentaient comme voulu par les Dieux et imposé aux hommes par des Dieux qui étaient jaloux des hommes et qui prenaient un certain plaisir, — intermittent, capricieux ; mais enfin un certain plaisir, — à les molester et torturer.

Il y avait donc un abîme entre les idées d’Euripide et la matière de ses œuvres, un abîme, je pourrais dire, entre ses idées et son métier.

Comme philosophe, Euripide est un épisode de cette longue histoire que j’ai racontée ailleurs, de la morale, chez les Grecs, sapant peu à peu la religion qui était immorale ou qui était insuffisante à expliquer les grands problèmes.

Comme artiste, c’est des légendes inspirées par cette religion même qu’Euripide doit s’inspirer et sur elles qu’il doit travailler.

Voilà l’abîme et voilà l’extraordinaire et, disons-le, l’insurmontable difficulté.

Remarquez que, s’il y a abîme intellectuel, pour ainsi parler.