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prédiction qui ne s’était peut-être pas entièrement réalisée. Que vous en semble ? Et, puisque je suis en veine de faire des suppositions, en voici une : Mlle de Gournay nous dit dans la grande préface de son édition de 1595 qu’au moment de sa mort, Montaigne lui a fait envoyer, « de la main du sieur de la Brousse » (frère de Montaigne) « un tendre à-Dieu. » Qui sait si ce tendre à-Dieu qu’elle n’a jamais publié n’est pas justement cet énigmatique éloge ? Montaigne l’aurait dicté sous une forme plus directe au sieur de la Brousse pour qu’il fût transmis à Mlle de Gournay ; il l’aurait fait ensuite rédiger à la troisième personne ; il aurait indiqué la place où il fallait le mettre dans son manuscrit ; il l’aurait peut-être fait coller sous ses yeux, donnant ainsi un rang parmi les grandes âmes de son temps à celle qu’il admirait si fort. Excusez-moi d’avoir été si long... — F. STROWSKI. »

La jolie consultation de M. Strowski fait sur moi une très grande impression, comme on peut le croire. Je réagis pourtant un peu. Je ne suis pas très sensible au premier argument : devant aller voir Mme de Montaigne, ce qui arriva en effet, comment Mlle de Gournay aurait-elle eu le front d’altérer si gravement le texte, et après l’avoir été voir, comment aurait-elle persisté en une seconde édition dans cette altération du texte ? Je dis là-dessus : elle ne savait pas, en préparant sa première édition, qu’elle irait voir M mc de Montaigne ; l’altération a pu lui être pardonnée en considération du soin extrême qu’elle avait mis à procurer l’édition si complète, si exacte d’ailleurs, si minutieuse, si excellente, véritable grand service rendu à la mémoire de Montaigne ; elle a pu lui être pardonnée en considération de la vraie modestie, très touchante, avec laquelle Mlle de Gournay, en sa préface, annonce ce texte la concernant : « Lecteur, n’accuse pas de témérité le favorable jugement qu’il a fait de moi : quand tu considéreras en cet écrit-ci combien je suis loin de le mériter : lorsqu’il me louait, je le possédais : moi avec lui, et moi sans lui, sommes absolument deux ; » et si elle lui a été pardonnée, Mlle de Gournay a pu aller voir M mc de Montaigne et faire chez elle un long séjour, et après le long séjour, bien sûre des bons sentimens de Mme de Montaigne à son égard, rééditer tranquillement, dans sa seconde édition, l’éloge qu’on avait accepté. Après tout, cet éloge, quoique hyperbolique et blessant, je le reconnais, pour Mme de Montaigne