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(verset liturgique du Requiem). Il est bâti sur une phrase infiniment suave, suppliante, pure de contour et développée avec ampleur. La cadence en est particulièrement pathétique : la voix s’élève, d’un vol repris deux fois, puis, sur une appoggiature expressive, elle se pose longuement, s’abaisse d’un degré et se tait. La valeur, l’originalité de la chute mélodique tient surtout à cet appui final. Il aura son rôle dans l’architecture de l’ensemble. Architecture est bien le mot, car ces pages dernières, — nouvelle analogie de l’In patris memoriam avec le Dies iste, — sont développées et construites. Les deux notes de l’appoggiature, la première portant sur la seconde, en soutiennent certaines parties, en couronnent telle ou telle autre. A de brusques rappels, à des raccourcis de mélodie ou de rythme, succèdent de larges effusions. Je crois même entendre passer, dans un souffle wagnérien, l’adieu de Wotan à Brunnhilde, et la piété filiale, par un touchant retour, emprunter la voix de la paternelle pitié. C’est ici que la prière pour un seul se change en prière pour tous et qu’une douleur unique se fond dans la commune, dans l’humaine douleur. La grandeur, ou la généralité de la musique, ce caractère que Taine estimait nécessaire à l’œuvre d’art, s’en trouve un moment augmentée. Mais de nouveau tout s’apaise et se réduit. Les sons, qui s’étaient accrus en nombre, en force, en rapidité, se raréfient, se ralentissent et s’éteignent. Tout à l’heure âpre et rude comme un cri, comme un coup, l’appoggiature elle-même revient à la douceur d’une caresse ou d’un soupir, et la cantate s’achève ainsi qu’elle avait commencé, dans l’intimité, presque dans le secret d’une solitaire douleur.


Venise, juillet.

Il y a screnata ce soir sur le Grand Canal et sur le bacino de Saint-Marc. Illuminées et mélodieuses, les gondoles vont et viennent, tantôt unissant, tantôt séparant leurs concerts. Les échos se mêlent aux reflets dans la nuit qui fait cette musique plus belle, à moins que peut-être elle n’en fasse elle-même, elle seule, toute la beauté. Filles de l’Adriatique et de Shakspeare, Porzia et Nérissa prêtaient à leur Venise nocturne ce pouvoir[1]. Haendel était de leur avis. Il n’ignorait pas le charme combiné des ondes sonores et des ondes humides, et pour les nuits d’Angleterre, moins tièdes et moins pures que cette nuit vénitienne, il écrivit ses « Musiques sur l’eau. »

  1. The Mevchant of Venise (acte V, sc. 1).