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Puis, tandis qu’en Allemagne l’officier d’état-major consacre tout son temps à l’étude des campagnes et à la préparation à la guerre, nos officiers brevetés sont absorbés par des travaux de chancellerie, par la vie de bureau qui dégoûte les jeunes et atrophie les qualités militaires indispensables aux auxiliaires du commandement.

Enfin, probablement par crainte des personnalités, nous avons abusé des Comités et des Conseils destinés à donner des avis sans avoir aucune responsabilité.

Les collectivités consultatives ne peuvent émettre qu’une opinion moyenne et sont incapables de conceptions d’une certaine hardiesse ; or, en guerre, aussi bien dans la préparation que dans l’exécution, il faut oser, beaucoup oser. En outre, les collectivités sont, en général, opposées à tout progrès rapide et semblent ignorer que la vitesse est, à l’époque actuelle, l’un des facteurs les plus importans du succès[1]. Le Conseil supérieur de la Guerre, par exemple, doit être consulté sur le plan de concentration. Ce plan, élaboré méthodiquement, suivant les procédés que nous avons empruntés aux Allemands, est certes parfaitement conçu, fort bien étudié dans tous ses détails ; il répond au mieux aux idées didactiques en cours, mais notre concentration méthodique a le défaut d’être plus lente que celle de nos adversaires probables et nous sommes par cela même réduits à la défensive initiale. Si un officier, aujourd’hui, proposait un plan de concentration nous permettant de gagner quelques jours et de prendre vigoureusement l’offensive avant

  1. En 1866, le canon prussien modèle 1864, en acier à chargement par la culasse, avait fait ses preuves comme excellente arme de guerre. On ne l’ignorait pas en France, et le Comité d’artillerie fut chargé de faire des études pour établir un nouveau matériel de campagne de valeur au moins égale à celle du matériel allemand. Mais les travaux du Comité, dont beaucoup de membres étaient sceptiques, tandis que d’autres ne voulaient pas se rendre à l’évidente nécessité de faire quelque chose, avançaient avec une lenteur désespérante. L’Empereur, qui prévoyait peut-être déjà la guerre, finit par perdre patience et confia personnellement au général de Reffye, l’inventeur de la mitrailleuse, l’exécution d’un programme que presque tous les artilleurs d’alors croyaient irréalisable ; ce programme était le suivant : « Faire un canon en bronze, se chargeant par la culasse et tirant avec la poudre noire, supérieur au canon prussien modèle 1864. » Il fallait le bronze, parce que les usines françaises ne pouvaient pas, à cette époque, fournir de l’acier à canons, et la poudre noire ordinaire, parce qu’on en possédait un stock considérable. Ce problème, jugé insoluble, fut pourtant résolu en quelques mois par le général de Reffye qui présentait, peu de temps avant la déclaration de la guerre, des canons de 5 et de 7 remplissant toutes les conditions imposées ; mais il était trop tard pour en doter notre artillerie qui fit la campagne dans des conditions d’infériorité que seuls des techniciens peuvent juger à leur réelle valeur. Quelques canons de Reffye, fabriqués pendant la guerre, servirent à Paris, mais le modèle n’en fut définitivement arrêté et mis en service qu’après la paix. Il est regrettable que l’Empereur ait attendu un peu tard pour s’adresser à une personnalité, et non au Comité d’artillerie, afin de réaliser une réforme qui s’imposait à bref délai.
    Plus tard le canon de campagne à tir rapide fut, au Comité d’artillerie, l’objet d’une hostilité longtemps irréductible ; il fallut que le Ministre de la Guerre passât outre et commandât la mise en fabrication, malgré les avis de ce Comité.
    On trouve des résistances de même ordre au Comité d’état-major. Depuis une vingtaine d’années, la plupart des professeurs de l’École de guerre, des commandans de cette école et deux inspecteurs éminens demandaient l’élévation de la durée du service des officiers à leur entrée à l’École et la suppression du classement de sortie. Ces deux réformes, peu révolutionnaires cependant, ont toujours effrayé le Comité d’état-major et restent encore en suspens. On dit que la dernière va peut-être aboutir bientôt !
    Je me borne à ces exemples ; on pourrait les multiplier. Les comités, les conseils, les commissions, irresponsables pourtant, sont d’une timidité déplorable, incapables de faire grand et de faire vite. Ce sont des freins puissans à tous les progrès, et ils sont d’autant plus dangereux que nous vivons à une époque où les progrès marchent à pas de géant.