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autre, si bien que leurs multiples changemens sont signe d’incertitude et d’abondance plutôt que de maîtrise.

Ses défauts, qui s’expliquent par le temps où il a vécu, sont encore plus la rançon de sa fantaisie. Ronsard ne résiste pas aux appels de cette folle merveilleuse. Voyez-le dans sa Réponse aux injures et aux calomnies des Ministreaux de Genève. Il se propose de les repousser simplement, éloquemment ; mais, quand il arrive au reproche qu’on lui fait d’être prêtre et de courir après la mitre, l’idée d’un Ronsard mitre, « les doigts escarbouclés, le menton bien rasé, » le saisit au point qu’il oublie son indignation et même un peu la cause qu’il défend, pour se caricaturer joyeusement et, avec lui, le personnage des évêques. Certes oui, s’écrie-t-il, je voudrais avoir tout le chef et le dos empêché


Dessous la pesanteur d’une bonne évêché !
Lors j’aurais la couronne à bon droit sur la tête,
Qu’un rasoir polirait le jour d’une grand’fète,
Ouverte, grande, blanche et large jusqu’au front
En forme d’un croissant qui tout se courbe en rond...


Ainsi, à chaque instant, sa fantaisie l’emporte. Son paganisme rit dans l’idylle et dans l’églogue comme le Masque du Faune où s’égayait la jeunesse de Michel-Ange. Les moindres « actualités » lui sont matière de poésie : « un bal à Blois, un séjour à Couture, un voyage à Bourgueil, une aventure à Paris, une fête à la Cour, une promenade, une insomnie. » Et quel poète que celui qui peut, avec la même allégresse, peindre une fresque allégorique, sculpter un bas-relief antique, ciseler dans l’or pur un bijou pour sa maîtresse, et, tour à tour peintre, sculpteur, orateur et musicien, donner à ses Discours la gravité de la haute éloquence et à ses odelettes ‘passionnées le divin coup d’archet qui traverse les âges ! Nous trouvons déjà réalisé en lui, au moins par fragmens, ce que nous admirerons plus tard dans nos plus grands poètes. Son œuvre est pleine d’avenir. Je la comparerais volontiers à des Champs Elysées où nous voyons passer et repasser, sous une lumière diffuse, les ombres charmantes et précieuses, les fantômes sceptiques et railleurs de notre ancienne poésie, et où, derrière un bocage mystérieux, le poète nous fait entendre presque toutes les voix de notre poésie future.