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veut pas même permettre une tragédie des Druides, parce qu’on s’y élève contre les sacrifices de sang humain, ce qui choquerait beaucoup les assassins de La Barre[1]. » Le censeur, Marin, — celui que Mlle de Lespinasse appelait « le monstre marin, » — en référa à l’archevêque. Finalement, la pièce fut autorisée sur les instances de Trudaine. La répétition générale, à laquelle assista Condorcet, l’avait tout à la fois enchanté et inquiété : « J’ai trouvé beaucoup de morceaux éloquens et pleins de zèle pour le bonheur des hommes. Mais, de vous à moi, je crains qu’on arrête la pièce après quelques représentations. Le fanatisme de bonne foi y est peint avec des couleurs trop odieuses et trop vraies pour que nos prêtres ne soient pas scandalisés des leçons qu’on leur y donne. » A force d’être beau, c’était trop beau. On en avait trop mis. Il y avait à craindre la protestation du a fanatisme de bonne foi. » La nécessité s’imposait de « faire la salle. » Condorcet distribua des billets, et en offrit aux Suard : ceux-ci, prévenus par l’abbé Arnaud, que la répétition avait assommé, déclinèrent l’invitation. Ils eurent tort : on ne s’ennuya pas du tout. Le public, en ces temps d’oppression, avait le droit de siffler au théâtre et savait en user. Les deux derniers actes surtout furent solidement « emboîtés. » Ce fut un des beaux tapages du siècle. Condorcet en avoue quelque chose : « La pièce d’hier a assez mal réussi. Le public a eu raison dans bien des points. La pièce est trop longue. Beaucoup de morceaux que j’aimais assez ont déplu, parce que les gens de goût qui étaient au parterre ont une imagination moins romanesque que la mienne... » Des coupures s’imposaient. Condorcet s’enferma avec l’auteur et quelques bons esprits, Watelet, Thomas ; toute la journée, on fit des béquets. Ainsi allégée, la pièce, qui était tombée le 7 mars, se releva le 9. Jusqu’à Pâques, où elle fut supprimée, elle bénéficia d’un succès de scandale.

Le soir est l’heure intime, propice aux confidences où le cœur se livre. Mme Suard, seule au logis pendant la première partie de la soirée, profite du tête-à-tête avec Condorcet, pour soigner l’âme de son ami, tout endolorie par la récente aventure avec Mme de Meulan. L’amoureux éconduit a fait serment d’oublier cette belle dédaigneuse : on connaît de reste ces grandes résolutions qui ne tiennent pas devant un sourire. Il

  1. Lettres à Turgot, 20 janvier 1771.