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Et, tandis que nous passons devant la montagne d’Assiout creusée de spéos comme une énorme ruche funéraire, je pense que ce lieu éblouissant du monde fut autrefois Lycopolis, et que Lycopolis fut la patrie de Plotin, le thaumaturge, le mystique et le saint du néo-platonisme, l’homme « qui avait honte d’avoir un corps. » Quand, plus tard, sur un mode inspiré, ce voyant célébrait l’épiphanie de l’Intelligence et l’ascension vers l’Un de l’âme soulevée par l’Amour, il se souvenait sans doute d’une minute semblable à celle-ci : le lever du soleil sur la terre d’Egypte. Ici, — comme chez l’ascète philosophe, — les formes des choses, sublimées par la lumière, ont perdu leur corps : elles ne sont plus que des symboles intelligibles, — des apparences de cristal et d’or...

Ce qui fait la beauté sans pareille de cette vallée du Nil, c’est la simplicité presque géométrique de sa structure. Des surfaces planes pour capter les reflets, des angles aigus pour les briser, quelques lignes parallèles pour reculer à l’infini la perspective, — avec ces élémens si pauvres, elle crée des harmonies et des mélodies de couleurs d’une somptuosité et d’une ampleur incomparables. La Mer et le Désert sont les deux grands miroirs du ciel. La vallée du Nil a les deux miroirs : son fleuve et son désert, où se recueillent, s’exaltent et s’alanguissent toutes les nuances du jour.


L’enchantement se perpétue. Il est dix heures du matin. Nous approchons d’un village perdu, dont les cases noires émergent d’un bouquet de palmiers.

Dans une petite anse, à quelques brasses de la berge, une dahabieh est à l’ancre. Il y a un mort sur le pont. Du balcon du steamer, on distingue, sous les plis d’un suaire de soie verte, la forme d’un cadavre, étendu tout au long d’une civière, que six hommes soutiennent de leurs épaules. Autour du mort, pêle-mêle, se presse une foule drapée de bleu. Au-dessus de la foule, les hautes vergues obliques de la dahabieh se découpent dans le ciel, comme des signaux funèbres. Une psalmodie pieuse s’élève et s’abaisse, par intervalles. De la rive, des enfans troussés jusqu’à la ceinture, les pieds dans l’eau, accourent en brandissant des palmes. Debout, contre un des mâts de l’embarcation, dominant les passagers de toute sa tête, un adolescent, bouche ouverte, regarde le mort.