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amoureux. » Et puis, n’y a-t-il pas une contre-partie qu’il faudrait une bonne fois mettre en lumière ?… O vous, touchante Pauline de Beaumont, et vous, ardente Delphine de Custine, et vous, douloureuse Nathalie de Noailles, et vous toutes, ombres charmantes, légères et plaintives qui avez adoré René, je ne puis m’associer pleinement aux larmes très littéraires que tant de mes galans confrères ont versées sur votre sort. N’avez-vous pas demandé à l’Enchanteur surtout des sensations voluptueuses ? Il vous en a donné : n’étiez-vous pas à peu près quittes ? Pouviez-vous sincèrement croire qu’il vous aimerait éternellement ? Vous n’avez pu lire Paul Bourget sans doute, et vous ne saviez pas que toute femme qui se donne à un homme dans des conditions nécessairement un peu dégradantes, lui confère, par cela même, le droit de la mépriser, et presque de la trahir ; mais cette loi des amours coupables, ne pouviez-vous pas la pressentir ? Il vous a trompées, et il faut l’en blâmer ; mais vous, n’aviez-vous donc trompé personne ? Ignoriez-vous donc que vous l’enleviez d’abord à sa femme, et parfois même à une autre amante ? Si vous avez souffert par lui, d’autres n’ont-elles pas souffert par vous ? Vous-même, spirituelle et tendre duchesse de Duras, je persiste à croire, — n’en déplaise à M. Paul Souday, ce journaliste stendhalien qui n’avait certainement vu aucun de vos portraits, — que vous n’avez été que la « chère sœur » de René. Mais quoi ! votre amitié amoureuse en était-elle beaucoup plus légitime ? N’avez-vous rien pris à Mme de Chateaubriand, et, dans le fond de votre cœur de chrétienne, vous êtes-vous toujours sentie sans reproche ? Et plus d’une fois enfin, n’avez-vous pas dû vous dire que vos souffrances étaient une expiation ?…

« Chateaubriand, — dit très joliment M. Jules Lemaître, — Chateaubriand ne saurait être rendu responsable de toutes les souffrances de ses amies. D’abord, elles étaient trop. VA puis, elles savaient d’avance ce qu’il était, ce qu’il ne pouvait pas ne pas être. » Il me semble qu’il y a là bien du bon sens.

« Ce qu’il ne pouvait pas ne pas être. » Insisterons-nous à notre tour sur ce que M. Jules Lemaître appelle drôlement « le Chateaubriand de guinguette » qu’il découvre, sans d’ailleurs en triompher trop bruyamment, derrière le Chateaubriand officiel ? Je veux bien croire que ce Chateaubriand-là a existé, puisque M. Lemaître et Sainte-Beuve l’affirment, et puisque,