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l’antique fusil à pierre. Il fera toute la route à pied, de jour et de nuit, à l’allure de mon cheval, et, sans essoufflement apparent, ne cessera de me narrer ses aventures.

Il fait la guerre depuis le début des hostilités. Il fut à Tripoli, à Homs, à Zouara, partout en un mot.

Un jour, dans un engagement aux avant-postes, il tua trois bersagliers à lui seul. Un autre jour, sur la promesse d’une prime de 20 francs que lui avait faite un officier, il se rendit à Tripoli pour acheter un litre de cognac. Une autre fois encore, il paria, pour l’insignifiant enjeu de deux livres de sucre, qu’il irait tuer une sentinelle au camp ennemi. En déplaçant devant lui un buisson d’épines, il y parvint, après une nuit de ruses, à travers les fils barbelés qui ont des sonnettes.


C’est à Regdaline que j’ai vu des Turcs pour la première fois.

Seul, à cheval, ayant devancé ma caravane dont la lenteur est fatigante (4 kilomètres à l’heure), je n’atteignis le village qu’au soir, à la fin d’une longue journée de marche Pendant toute l’étape à travers la solitude, j’eus les mains et le visage brûlés par le soleil, par le vent marin, par la scintillante réverbération des marais.

La palmeraie est vaste, mais le village se compose seulement d’un caravansérail, d’une ruelle de masures et de quelques tentes.

Trente hommes y tiennent garnison sous les ordres d’un lieutenant. Parmi les officiers, le lieutenant seul est musulman. Le secrétaire est Circassien, le médecin, Grec-orthodoxe, le pharmacien, Arménien-catholique. Le médecin a pour femme une Française de Tripoli, le pharmacien une Maltaise. C’est, en raccourci, une image vivante de l’Empire ottoman. À la tête, le Turc conquérant, et pour les autres besognes, le « giaour, » le fils des races soumises.

Cette petite garnison est installée dans le caravansérail qui tombe en ruines. J’y reçois le meilleur accueil. Chacun s’empresse autour de l’hôte qui apporte des nouvelles, qui rompt la monotonie des jours. C’est ici l’isolement, la stagnation dans une misère qui serre le cœur.

Dans la cour où s’amoncellent les immondices et les détritus