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corruption monarchique, il s’est mis à dessiner des Libertés, des Victoires, des Hercules populaires et autres spécimens d’un art symbolique, éducateur, moralisateur et patriote. Comme Robespierre, il a été, dès son jeune âge, sensible et ami de la nature. « Quand les petits polissons du quartier dénichaient des nids dans les arbres, tu t’efforçais de leur tirer des mains les oisillons pour les rendre à leur mère. » Comme d’autres, il est bon fils et vertueux amant. Il est désintéressé et supporte fièrement la pauvreté. Par quelle voie la cruauté est-elle donc entrée en lui ? Quelle pente l’a acheminé vers le rôle odieux où il a décidément versé ? Comment est-il arrivé à être le terrible pourvoyeur de la guillotine que nous voyons opérer sans relâche tout au long du récit ? La cause n’en est-elle pas qu’il fut toujours un faible d’esprit ? Concentré en soi, replié sur lui-même et comme étranger aux choses de la vie réelle, il était plus que d’autres préparé à subir l’influence des idées abstraites et le pouvoir des mots. Habitué des réunions publiques, il est devenu la proie des déclamateurs. C’est la dupe qui se fait bourreau.

Une fois sa fureur allumée, tout lui sert d’aliment. Un jour il condamne un général coupable de s’être laissé battre, et le lendemain une porteuse de pain, suspecte d’avoir tramé une conspiration tendant à ramener le Roi en portant le pain chez le client. Il met une espèce de scrupule, une coquetterie d’honnêteté, à distribuer la mort également à tous, sans souci des distinctions de naissance, de fortune et de rang. Il exerce sa magistrature comme un sacerdoce. Il se tient lui-même pour le prêtre d’une religion laïque. Peu à peu il en est venu à se faire du châtiment une idée mystique, à lui prêter une vertu, des mérites propres. « Il pense qu’on doit la peine aux criminels et que c’est leur faire tort que de les en frustrer. » Il les en comble, il les en accable. Il a, coup sur coup, à juger un ci-devant convaincu d’avoir détruit des grains pour affamer le peuple, trois émigrés qui étaient revenus fomenter la guerre civile en France, deux filles du Palais-Égalité, quatorze conspirateurs bretons, femmes, vieillards, adolescens, maîtres et serviteurs. « Évariste opina constamment pour la mort… La semaine suivante, Évariste et sa section fauchèrent quarante-cinq hommes et dix-huit femmes. » Comment sa raison résisterait-elle à de telles épreuves où il la met quotidiennement ? Dès lors, on aperçoit nettement la fissure qui ira chaque jour en s’élargissant. La manie soupçonneuse l’envahit et le possède. La nuit, il croit, par chaque soupirail, apercevoir dans la cave la planche aux faux assignats ; au fond de chaque boutique, des magasins regorgeant de vivres accumulés par