Page:Revue des Deux Mondes - 1912 - tome 10.djvu/448

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

ce n’est pas le moins piquant de l’affaire, de voir M. Anatole France, adopté et même confisqué par les penseurs révolutionnaires, renchérir sur le jugement que Taine a porté de la Révolution.

Si j’en avais la place, et s’il s’agissait d’histoire, où d’ailleurs je suis peu compétent, j’aurais sans doute des réserves à faire. La Révolution a été ce que la montre M. Anatole France ; mais elle a été aussi autre chose. Ce fut un grand événement, quoi qu’on en pense ; il est ici diminué, réduit, étriqué : c’est petit. Et cela peut être exact, dans chaque trait et dans chaque détail : on a l’impression que dans l’ensemble, ce n’est pas équitable. On a souvent reproché à Taine d’avoir peint la France de 1793, sans souci de ce qui se passait alors en Europe : il a fait tort à la Révolution de sa diplomatie et de ses guerres ; il manque à ses livres ce qu’ont mis dans les leurs Albert Sorel et M. Chuquet. M. Anatole France a fait de même. Ajoutons que ses personnages, même les plus sympathiques, sont étrangement choisis. Le représentant de l’ancienne France, Brotteaux, n’est qu’un vieux polisson. Le prêtre, le P. Longuemare, est un imbécile. Et toutes les femmes sont des filles. La guillotine a fait d’autres victimes, plus intéressantes, plus touchantes et plus nobles… Mais nous n’avons pas ici à juger le procès au fond : il s’agit uniquement de connaître les opinions et les sentimens de M. Anatole France. Au rebours de ce qu’on aurait pu croire, il n’a guère varié, depuis vingt ans, dans son opinion sur la Révolution : Sa philosophie est restée celle de l’abbé Jérôme Coignard, qui, en bon philosophe du XVIIIe siècle et du XVIIIe siècle antérieur à Rousseau, était le moins romantique des hommes. Ce sont les romantiques qui ont inventé la poésie de l’échafaud. Ce sont eux qui ont célébré la vertu féconde du sang versé. C’est Lamartine qui dans les Girondins idéalise Robespierre après Vergniaud. C’est Michelet qui exalte en héros les grands ancêtres. A les regarder de près, comme fait M. Anatole France, ces géans étaient des hommes de taille ordinaire et d’esprit médiocre, affolés par les circonstances et par la peur.


RENE DOUMIC.