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propre compte ? Un peu plus tard, la même amie, comme il se plaignait de n’avoir plus aucun sujet à mettre en vers pour résister aux assauts du mauvais Esprit, l’avait engagé à chanter le sofa où elle venait de s’étendre : et Cowper s’était employé aussitôt à chanter le sofa, et le charmant éloge qu’il en avait fait avait constitué le premier chant d’un grand poème familier, la Tâche, qui, dès le moment de son apparition, avait émerveillé le public anglais. Aujourd’hui encore, cette Tâche, comparable seulement aux spirituels tableaux poétiques du Milanais Parini, est justement appréciée des lettrés de son pays comme le chef-d’œuvre d’un art déjà tout « moderne » dans sa simplicité ; et la révolution qu’il a produite dans la poésie anglaise, désormais émancipée de l’emphase « classique, » n’a pas été loin d’égaler celle qu’avait produite un peu auparavant, dans nos lettres françaises, le roman du glorieux frère en folie de William Cowper. Mais toute la beauté et tout le mérite de la poésie du solitaire d’Olney n’empêche pas celui-ci de s’être fait poète, uniquement, pour échapper à l’obsession continuelle de sa mélancolie. « Ma chère cousine, — écrivait-il le 12 octobre 1785 à lady Hesketh, — la dépression d’esprit qui, sans doute, aura interdit à bien des gens de devenir auteurs, c’est elle qui m’a amené à en devenir un. Mon état me met dans l’obligation absolue de m’occuper constamment ; et, en conséquence, je tâche par tous les moyens à être constamment occupé. Or, il se trouve que les occupations manuelles ne distraient pas suffisamment la pensée, ainsi que je le sais par expérience, en ayant essayé un grand nombre ; tandis que le travail littéraire, et surtout la composition d’œuvres poétiques, offre l’avantage d’absorber la pensée aussi complètement que possible. C’est pourquoi j’écris, chaque jour, pendant une moyenne de trois heures le matin ; et, le soir, je transcris les vers composés dans la matinée. Je lis un peu, aussi, mais pas autant que j’écris : car il faut également que j’aie de l’exercice corporel, de telle façon que jamais je ne passe une journée sans ma promenade ordinaire. »

N’est-ce point là, en vérité, une existence épouvantable ? Et ne semble-t-il pas que le poète qui s’est trouvé condamné à la vivre ait dû « toucher le fond delà souffrance humaine ? » Oui, et le fait est que William Cowper l’a sûrement touché, aussi bien pendant ses trois crises passagères de folie délirante que pendant l’affreuse période des cinq dernières années de sa vie. Les lettres qu’il a écrites pendant cette période, comme je l’ai dit, dépassent en horreur tout ce que j’ai lu d’analogue : avec un mélange singulier de douceur poétique et de