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encore que les bâtimens relevés par Si-Ahmed. On se représente sans peine les beautés de la « Koubba, » ou maison voûtée de Si-Abbès ; celles de la chambre où mourut Si-Chafaï, dont les murs disparaissaient littéralement sous les mosaïques et sous les sculptures coloriées ; on évoque les élégances mièvres des couloirs couverts de terrasses, éclairés par des baies aux contours gracieux ; les appartemens où les femmes caquetaient dans la pénombre qui estompait les teintes vives des carrelages et des plafonds, la dentelle éclatante des murs. Les rebelles ont anéanti les chefs-d’œuvre des maîtres-maçons de Fez, des menuisiers de Marrakech, des céramistes de Salé, des peintres de Casablanca. Ils ont écrasé les sculptures, abattu les colonnettes, rompu les arceaux, descellé les mosaïques, défoncé les cours, crevé les voûtes, incendié les plafonds. Ils se sont vengés des longues années de rapines sur les manifestations du luxe créé par l’injustice et l’avidité de leurs seigneurs. Les Chafaï ont ainsi expié leur habileté traditionnelle à faire suer les burnous ou, comme on dirait en France, à plumer la poule sans la faire crier, leurs douros amassés, les amendes en nature qui leur procuraient les matériaux de construction, leur solution élégante du problème de la main-d’œuvre gratuite par les nombreux jours de prison qui punissaient les peccadilles de leurs administrés. Pour mieux montrer la justice de leurs-représailles, les rebelles ont respecté la mosquée de la kasbah, qui étalait ses piliers trapus et ses arcades lourdes au pied du minaret blanc égayé de faïences vertes, dont la terrasse à seize mètres de hauteur supporte aujourd’hui un poteau télégraphique, transformé en mât de pavillon. Ils ont laissé intacte la demeure sans faste que Si-Chafaï s’était bâtie dans les premières années de sa richesse et qui abrita plus tard, au temps de l’opulence, les serviteurs et les cliens du puissant caïd. Ils n’ont pas davantage assouvi leur fureur sur la maisonnette ancestrale des Chafaï, qui subsiste encore, tapie contre la mosquée, et qui, flanquée de deux ou trois noualas, devait dresser son rez-de-chaussée en terre dans un enclos limité par un mur de pierres sèches, lorsque Si-Chafaï était simple khalifa des Beni-Meskine. Le fondateur de la kasbah aimait, dit-on, rêver dans cette cahute qui lui rappelait l’humilité de ses débuts. Il devait être fier de la montrer à ses petits-fils et à ses hôtes, écrasée dans l’enceinte formidable où évoluait un peuple de parasites et de serviteurs, comme nos par-