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en elle un noble et sincère enthousiasme pour la cause de l’insurrection, qui lui apparaissait sacrée. L’attitude de réserve, de temporisation, adoptée par Vergennes, passait, aux yeux de ces jeunes gens, pour pusillanime et honteuse ; une sourde irritation s’amassait dans leurs âmes.


II

Dans les dernières semaines de l’an 1776, une circonstance inattendue aviva cette fermentation. L’un des grands chefs du mouvement insurrectionnel, l’illustre Benjamin Franklin, débarquait soudainement au Havre, dans l’intention de rejoindre à Paris deux députés américains, Arthur Lee et Sileas Deane, qui s’y trouvaient déjà, et de s’unir à eux pour solliciter notre appui. Sur cette nouvelle, l’ambassadeur anglais, lord Stormont, se rendait chez Vergennes, lui remettait une note où il l’informait, en substance, que « le jour où le chef des rebelles mettrait le pied à Paris, il partirait sans demander de congé. » Vergennes, un peu embarrassé, employait une échappatoire : il avait, disait-il, « expédié un courrier au port de débarquement, pour prier le sieur Franklin de ne point venir à Paris ; » mais si, comme il se pouvait faire, le courrier arrivait trop tard, il ne saurait « pousser la complaisance jusqu’à faire expulser le sieur Franklin de la capitale du royaume[1]. » Lord Stormont, bien qu’assez blessé, se résignait à se contenter, vaille que vaille, de cette apparente concession.

Le courrier, comme on pense, ne put accomplir sa mission. Franklin, le 21 décembre, s’installait à Paris, dans l’unique dessein, disait-il, d’y assurer à sa vieillesse un asile honorable et sûr, mais y fixant tous les regards et servant, par sa seule présence, la cause de ses compatriotes. Sans être reçus à la Cour, sans voir, du moins ostensiblement, les ministres, les trois Américains, avec leur « habillement rustique » et leurs cheveux sans poudre, leur « maintien simple et lier, » leur langage libre et dépourvu d’apprêt, cet « air antique » enfin, qui semblait, disait-on, transporter dans nos murs, parmi les élégances et le faste de nos salons, l’austérité « des vieux républicains du temps de Caton et de Fabius[2], » offraient un spectacle nouveau, qui

  1. Correspondance secrète, publiée par Lescure, 1777.
  2. Souvenirs et anecdotes, passim.