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eaux profondes d’un fleuve unique et à disperser un vol de Mahdistes massé sur ses rives à Khartoum : tâches autrement faciles et promptes que suivre de fleuves en fleuves, comme ont dû faire les Français, les méandres d’une route inexplorée et négocier le passage avec des roitelets sans nombre. Et maintenant, à ceux qui avaient déjà l’avance, la route reste ouverte et, à ceux qu’un retard menace, elle se ferme ; la moitié d’un an est ajoutée au mouvement des uns pour devancer l’immobilité obligatoire des autres ; et un jour suffit pour voler à ceux qui seront les derniers venus et à leur pays tout le prix de leur effort. Voilà l’idée fixe et torturante de ces soldats réduits à constater si l’eau monte ou descend le long des berges, leur patriotisme vit dans l’angoisse de l’irréparable que chaque heure apporte peut-être. Epreuve nouvelle, pour de tels hommes la plus douloureuse, et dont les « notes » répètent l’écho bref et étouffé comme une plainte.

Mais ces notes attestent aussi que cette anxiété n’a pas rempli des jours vides d’action. Ce ne sont pas ici les fleuves de Babylone où les Juifs se tenaient pour gémir. Les notes inscrivent à chaque date le labeur de cette attente, et la nomenclature des tâches accomplies, et le nom des officiers parmi lesquels plusieurs aujourd’hui sont illustres. Où ils se trouvent arrêtés, ils s’enracinent, c’est-à-dire établissent, organisent. Leur premier soin est de transformer la berge du Soueh en place d’armes, sur un plan que le capitaine Mangin a conçu et exécute. Elle doit être solide pour abriter nos ressources contre les entreprises des naturels, pour jalonner d’un poste principal notre ligne d’étapes entre le Congo et Fachoda, enfin pour recueillir notre retraite et nous assurer le Bahr-el-Gazal, même si les Anglais nous obligeaient à abandonner la ligne du Nil.

De ce Nil à atteindre et du Bahr-el-Gazal, son affluent, la navigation est connue. Mais le Soueh par lequel les Français comptent parvenir au Bahr-el-Gazal n’a jamais été exploré. Bien n’importe davantage que parcourir ce cours d’eau et repérer l’unique accès de la flottille vers le Nil. Pour cette reconnaissance que l’on prévoit courte, Baratier s’embarque le 20 janvier sur une baleinière avec l’interprète Landerouin, vingt-cinq soldats, dix pagayeurs et quinze jours de vivres. Tandis qu’il descend le fleuve, l’enseigne de vaisseau Dyé le remonte pour en