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ENTRE LES DEUX MONDES.

monté un échelon sur l’échelle de la fortune ! À l’heure du départ, ces cent montagnes énormes, ces mille cimes semblaient se dépouiller de leur matière, n’avoir plus de poids, s’évaporer en nuages bleus au contact des nuages blancs ; et tous ensemble, nuages blancs et nuages bleus, se confondaient en une splendeur immense qui emplissait l’espace, comme si, après m’avoir montré tant de magnificences de la nature et des hommes, l’Amérique voulait resplendir encore une fois à mes yeux, — extrême magnificence, — en cette céleste muraille de vapeurs et de lumière. J’éprouvais donc, je ne sais si je dois dire une douce tristesse ou une joie mélancolique, mêlée d’un vague effroi. Je savais bien qu’il me serait possible de refaire aussi souvent qu’il me plairait le voyage d’Amérique ; mais je savais également qu’il ne me serait plus possible de refaire jamais le premier voyage qui prenait fin en ce moment-là. Une minute irrévocable allait passer sur ma tête.

Très lentement, à gauche, sur le flanc droit du navire, le rivage où s’élève Rio commença de se mouvoir. Il était cinq heures précises. Adieu, adieu pour toujours, ô première et unique Amérique que je ne reverrai jamais plus ! Et je me tournai vers l’avant. Une immense conque glauque, presque toute ensoleillée encore, s’ouvrait en face de moi. Nous traversions lentement la dernière partie de la baie, ce gigantesque vestibule ouvert sur l’Océan, ce lac bleu, clos à l’Est et à l’Ouest par deux parois de montagnes d’un vert sombre et comme revêtues d’une épaisse toison de broussailles, à fleur de terre. Émus par l’irrévocable fuite des instans suprêmes, nous promenâmes nos regards sur cette vaste conque, désireux d’en récapituler encore une fois les beautés : du côté du levant, au pied de la verte paroi des montagnes, les dernières maisons de Nichteroy cachée dans une anse, et la divine plage d’Icarahy, où nous avions passé un après-midi si délicieux avec Graça Aranha, sous la pluie des parfums que le vent nous apportait des forêts voisines ; les îles qu’on voyait apparaître de toutes parts, puis disparaître l’une après l’autre, plantées d’arbres, un peu semblables à d’immenses buissons qui nageraient, ou aux cimes encore visibles d’une gigantesque forêt submergée ; du côté du couchant, la verte paroi montueuse et le Corcovado qui, posé au centre, splendidement vert, dressant dans le soleil sa pointe aiguë, taillée à pic et escarpée comme un précipice,