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d’y parcourir une carrière brillante, mais sois sûr qu’il vient un temps où l’homme sage, après avoir servi son Roi, aime et désire la retraite… » Si les ancêtres qui ont construit la maison et planté les arbres n’ont pas exprimé, s’ils n’ont même pas discerné en eux ce sentiment magnifique, ils l’ont éprouvé, ils l’ont vécu, et le descendant qui signe de leur nom, au bas d’un acte de vente, la renonciation au bénéfice de leur œuvre subit, quand il a le sens des choses de lame, — et qui eut ce sens-là plus qu’Eugène-Melchior ? — une douleur sans analogue. Elle explique le « que nous ne ferons plus » de la dédicace à Henri de Pontmartin. Il y a de l’exil dans certains départs. Ce pénétrant Jules Lemaître avait distingué, en Vogüé, ce caractère si particulier : « C’est un exilé ! » en a-t-il écrit. Le mot allait plus loin que ne l’a vu peut-être le critique des Contemporains. Pour bien juger de la nature de cette sensibilité si entièrement atavique, il faut se reporter à des documens comme ce discours du grand-oncle de Frotté, comme cette lettre du marquis de Mirabeau à l’admirable Bailli, digne d’avoir un autre neveu que le coquin de génie que fut l’Orateur. « Quant à ce que tu me dis du dégoût pour Mirabeau, parce qu’il sera le logis d’un autre que du sang de ceux qui l’ont bâti, 1° je n’en sais rien ; 2° je n’en saurai rien ; 3° je ne l’estime pas comme le gîte futur, mais comme le gîte passé de nos grands-pères et arrière-grands-pères… » Voilà la forte vision de durée humaine que l’ancienneté du nom éveille chez un homme qui a la conscience de ce que représente ce mot si émouvant, si grave : un héritage. S’il le perd, cet héritage, il en est exilé. Mais peut-il le perdre ? Oui, dans le fait. Il n’aura plus le domaine des ancêtres, leurs jardins, leurs parcs, leurs terres. Il ne pourra plus, ce sont les termes mêmes dont se sert l’auteur de la Famille Vivaroise, « rester attaché au sol natal, fixé au foyer ancestral dans le domaine héréditaire soigneusement administré et régulièrement agrandi, avec la solidité et l’influence que donnent l’assiette territoriale et la clientèle traditionnelle. » Il pourra toujours préserver l’héritage moral et pratiquer le conseil que donnait, en 1720, à ses enfans Cérice-François de Vogüé, l’arrière-grand-père du grand-père d’Eugène-Melchior, en commençant ses Mémoires : « Je fais peu de cas de la noblesse, lorsqu’elle n’est pas soutenue par la vertu ; j’aimerais bien mieux laisser des exemples à mes enfans que de vains titres qui ne serviraient qu’à les