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Page:Revue des Deux Mondes - 1912 - tome 7.djvu/266

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approche de la funeste ville de Dite, un malheureux se cramponne à sa barque ; au voyageur qui lui demande son nom, il répond : Vedi che soi un che piango ; tu vois que je suis un qui pleure… » Et il continue : « Nus tard, quand cet enfant sera blessé, et ce sera souvent, il reviendra ici, car, pour ceux de sa sorte, il n’y a pas d’autre asile où porter ses larmes… Vous pouvez attacher un instituteur primaire à la personne de chaque citoyen, vous ne remplacerez pas cela. Vous serez récompensés de vos soins, c’est probable, et les fruits le montrent assez, par le mot de Caliban à son maître : Vous m’avez appris à parler et le profit que j’en retire, c’est de savoir maudire. » Voyez comme la pensée s’est faite consubstantielle à la description, comme la vision et l’idée se trouvent amalgamées, la plus simple réalité et le plus haut symbolisme. C’est tout le bienfait de Rome que Vogüé vient de rendre perceptible dans ces vingt lignes, comme plus loin, toute l’histoire, dans vingt autres lignes sur la colonne Trajane. J’en citerai seulement la fin. Aucun commentaire ne démontrerait mieux son incomparable talent d’essayiste. « Lentement, sûrement, allant où il ignore, comme ceux qui gravissent les lacets d’une montagne sans jamais prévoir le tournant prochain, le peuple-roi monte en déroulant son triomphe, il pousse devant lui son César, ses légions, ses captifs, les foules. rassemblées et fondues de la Bretagne à l’Adiabène, de la Scythie à la Cyrénaïque ; toutes les forces, les gloires, les peines de cet ancien monde rampent le long des flancs du fût de marbre, elles vont s’offrir et se perdre aux pieds de l’apôtre, du pauvre tendeur de filets exhaussé sur cette grandeur ; il la foule du talon en même temps qu’il l’absorbe, pour nourrir son auréole, pour mieux justifier sa prise des deux clés, celle du. passé, celle de l’avenir. Symbole de Rome, et symbole de la démocratie, le plus expressif, le plus noble qu’elle puisse souhaiter : l’univers vaincu portant aux nues le plus humble de ses enfans… »

On le voit : il y avait un poète dans Vogüé, à côté de l’historien, du critique, du philosophe et du diplomate. Or, si ductile que soit l’Essai, si capable qu’il soit de se plier aux allées et venues les plus capricieuses de l’esprit, cette forme a ses limites. À maintes reprises, dans les essais de Vogüé, on sent qu’il les touche, qu’il s’y heurte, qu’il s’y meurtrit, qu’il a besoin d’une réalisation plus concrète, d’un mouvement plus vivant encore.