Page:Revue des Deux Mondes - 1912 - tome 7.djvu/358

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

avancer ; alors le prêtre la pousse violemment dans l’intérieur du temple. La vierge court vers le trépied redoutable ; elle s’enfonce dans la grotte et s’y arrête pour recevoir à regret dans son sein le Dieu qui lui envoie le souffle souterrain, dont les siècles n’ont point épuisé la force. Maître enfin du cœur de sa prêtresse, Apollon s’en empare… Furieuse et hors d’elle-même la prêtresse court en désordre à travers le temple, agitant violemment sa tête qui ne lui appartient plus ; ses cheveux se dressent ; les bandelettes sacrées et le laurier bondissent sur son front ; elle renverse le trépied qui lui fait obstacle dans sa course vagabonde ; elle écume dans l’ardeur qui la dévore : ton souffle brûlant est sur elle, ô Dieu des oracles ! Le tableau qui se déroule devant elle est immense ; tout l’avenir se presse pour sortir à la fois, et les événemens se disputent la parole prophétique… « Tu échapperas, dit-elle, aux dangers de cette guerre funeste et seul tu trouveras le repos dans un large vallon, sur la côte d’Eubée. » Le sein de la Pythonisse vient heurter la porte du temple qui cède à son effort ; elle s’échappe ; mais sa fureur prophétique n’est pas encore apaisée : elle n’a pas tout dit, et le Dieu resté dans son sein la domine toujours. C’est lui qui fait rouler ses yeux dans leurs orbites et lui donne ce regard farouche, égaré ; son visage n’a point d’expression fixe : la menace et la peur s’y peignent tour à tour : une rougeur enflammée le colore et succède à la pâleur livide de ses joues, pâleur qui inspire l’effroi plutôt qu’elle ne l’exprime.

« Son cœur battu de tant d’orages ne se calme pas encore, mais il se soulage par de nombreux soupirs semblables aux gémissemens sourds que la mer fait entendre quand le vent du nord a cessé de battre les flots. Dans son passage de cette lumière divine qui lui découvre l’avenir à la lumière du jour, il se lit pour elle un intervalle de ténèbres. Apollon versa l’oubli dans son cœur pour lui ôter les secrets du ciel ; la science de l’avenir s’en échappe et la prophétesse retourne aux trépieds fatidiques. Revenue à elle-même, la malheureuse vierge tombe expirante. »

Mais la scène illustrée par Lucain ne représente que la décadence de l’art prophétique. À l’époque où il fallait traîner de force la Pythie au trépied et provoquer artificiellement la voyance, la haute source de l’inspiration était tarie depuis longtemps[1]. Dans le récit d’Hérodote, qui a trait à la

  1. Plus que tous les autres arts occultes, la divination se prête au charlatanisme et à la superstition. Malgré la discipline sévère et la piété reconnue des prêtres d’Apollon, ces vices ne manquèrent pas à Delphes. L’histoire de Cléomène, roi de Sparte, qui parvint à corrompre la Pythonisse pour obtenir la destitution de son collègue Démanite, est célèbre. L’intrigue ayant été découverte, la prêtresse fut destituée. On cite d’autres faits analogues dans les annales delphiques. Mais ce n’est pas une raison pour nier de prime abord la clairvoyance des Pythonisses et ne voir qu’une exploitation savante de la crédulité dans une institution qui jouit pendant plus de mille ans de la vénération du monde antique. Il est à noter surtout que des penseurs de premier ordre comme Pythagore et Platon l’honorèrent de leur foi et qu’ils considéraient le délire divin μανία, ὁρηή (mania, horêê), en latin furor divinus, comme le mode de connaissance le plus direct et le plus élevé. Le scrupuleux, le positif Aristote lui-même reconnaît qu’il y a une philosophie époptique, c’est-à-dire une science de la vision spirituelle.