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et dont on ne laissait pas de retirer quelque considération. Mme Suard fit à ses amis de Paris des adieux en règle. Ceux-ci la félicitèrent de son courage et la bourrèrent de lettres de recommandation. Il y en avait une de d’Alembert, une autre de La Harpe qui profitait de l’occasion pour faire porter au grand homme ses éternels Barmécides. Celle de Condorcet était la plus galamment tournée. La voici, d’après une copie que Suard en fit tirer : « Vous recevrez cette lettre, mon cher et illustre maître, des mains d’une jeune et jolie femme qui abandonne pour vous son mari qu’elle aime passionnément et ses amis dont elle est tendrement aimée : vous êtes plus sage que Salomon et elle est plus blanche que la reine de Saba. Si vous n’étiez pas rassasié d’admirations, je vous parlerais de son enthousiasme pour vous. Si elle avait besoin de recommandations, je compterais assez sur votre bonté pour vous dire que je n’ai point d’amie qui me soit plus chère. Mais ou l’auteur de Zaïre a bien changé, ou elle n’a besoin auprès de vous que de son visage. Si vous aviez le temps de la connaître, vous sauriez cependant que son esprit vaut mieux que son visage, et que son âme est encore mille fois au-dessus… » Une seule ombre à ce portrait enchanteur : l’amitié pour Necker. « Je ne lui connais qu’un défaut, c’est de croire au génie du Genevois qui a voulu donner des leçons à M. Turgot, chez Pissot, quai de Conti[1]. Mais Newton croyait à l’Apocalypse. » La voyageuse se chargea encore de diverses commissions, nouvelles à donner, complimens à transmettre, souvenirs à rapporter, notamment des montres qui étaient une spécialité de Ferney. Enfin elle se confia aux hasards de la route : on était aux premiers jours de mai.

Les aventures commencèrent aussitôt. Il faut dire que la France, dans ces années qui précèdent et annoncent la Révolution, était toute frémissante. Sur tous les points, on se heurtait à cette anarchie que Taine a qualifiée de spontanée et qui, plus d’une fois, serait mieux appelée l’anarchie organisée. Ce fut le cas pour les troubles qui portent dans l’histoire le nom de « guerre des farines. » Turgot, en arrivant au pouvoir, s’était empressé de mettre en pratique une des théories chères aux philosophes, et notamment à Condorcet : la libre circulation

  1. L’ouvrage de Necker, sur la Législation et le Commerce des grains, venait de paraître chez Pissot, libraire, quai des Augustins.