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de profondes racines, et qu’il ne faut point penser à lui en demander le sacrifice dans ce moment. Il me dit qu’il attendrait aussi longtemps qu’on le voudrait, qu’il ne prétendait qu’à son amitié, et qu’elle lui en montrait beaucoup… » Mme Suard n’a pas inventé ce bout de dialogue si singulier, pas plus que les négociations bizarres auxquelles va la mêler sa vocation d’éternelle intermédiaire.

Ce furent, pendant des semaines, des scènes violentes et baroques. On vécut dans une atmosphère chauffée de passion et teintée de ridicule. On joua au vrai une de ces pièces qu’on trouverait à la scène par trop invraisemblables, ambigu de drame et de vaudeville. Il semble en effet que le roman, où Sophie était engagée, fût en voie de languir. L’arrivée d’un prétendant corsa la situation et ranima des feux qui s’éteignaient. « L’amant se montra alors aussi passionné que dans les premiers jours de son amour ; et Sophie y retrouva un charme qu’elle voulait bien concilier avec son mariage, mais qu’elle ne voulait pas sacrifier. Sa mère… était présente à tous ces combats ; elle allait de sa fille à son amant ; elle le conjurait de ne pas la priver d’une destinée qu’il ne pouvait lui assurer, puisqu’il était marié [ici plusieurs lignes biffées]. » Mme Suard était admirable dans ces cas-là, ingénieuse, autant que personne au monde, à trouver, pour les situations les plus embrouillées, la formule libératrice. Elle émit cet avis que l’amant devrait lui-même accorder au futur mari la main de Sophie et lui en faire cession. Restait à persuader le principal intéressé : ce n’est pas Condorcet que je veux dire. « La mère et la fille partirent pour leur terre. M. de Condorcet lui écrivit en lui promettant tout le bonheur que la tendresse peut donner. L’amant écrivait de son côté que sa vie dépendait de son amour, et que ce sacrifice était au-dessus de ses forces. La mère se jetait aux genoux de sa fille et lui demandait son bonheur comme on demande la vie. » Enfin l’amant envoya son consentement. Tout le monde fut d’accord pour brusquer les choses, sauf pourtant Mme Suard ; mais alors on cessa de la consulter. « La mère n’eut pas de repos que tout ne fût terminé. M. de Condorcet n’eut pas le courage d’éloigner son bonheur. Je désapprouvais fort cette précipitation ; elle m’annonçait tous les orages qui depuis ont éclaté. Mais il faudrait jeter un voile sur tout cela et sur M. de Condorcet qui, depuis ce moment, n’a plus été lui, n’a plus été