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De ces plans de vie considérons le plus extérieur, celui qui touche au dehors, celui qui reçoit directement les empreintes de la réalité externe. Nous vivons d’ordinaire à la surface de nous-mêmes, dans la dispersion numérique et spatiale du discours et du geste. Notre moi profond est comme recouvert d’une croûte figée, durcie à l’action : enchevêtrement d’habitudes juxtaposées, immobiles, dénombrables, ainsi que des choses distinctes et solides, aux contours tranchés, aux relations machinales. Et c’est pour la représentation des phénomènes qui se passent dans cette écorce morte que valent surtout espace et nombre.

Il faut vivre en effet, j’entends vivre de la vie commune et journalière, avec notre corps, avec nos mécanismes habituels plus qu’avec le vrai fond de nous-mêmes. Notre attention se porte donc le plus souvent, par une inclination naturelle, sur la valeur pratique, sur la fonction utile de nos états intérieurs, sur l’objet public dont ils sont le signe, sur l’effet qu’ils produisent au dehors, sur les gestes par lesquels nous les exprimons dans l’espace. Une moyenne sociale des modalités individuelles nous intéresse plus que l’incommunicable originalité de notre vie profonde. Les mots du langage viennent d’ailleurs offrir autant de centres symboliques autour desquels cristallisent les groupes de mécanismes moteurs montés par l’habitude, seuls élémens usuels de nos déterminations internes. Or le frottement de la société a rendu ces mécanismes moteurs à peu près identiques chez tous les hommes. De là, qu’il s’agisse de sensations, de sentimens ou d’idées, ces résidus neutres, desséchés, incolores, qui s’étalent inertes à la surface de nous-mêmes « comme des feuilles mortes sur l’eau d’un étang. » Ainsi le progrès vécu tombe au rang de chose maniable. Espace et nombre le saisissent. Dans un ensemble d’atomes juxtaposés, des combinaisons qui se nouent et se dénouent, des forces qui se composent mécaniquement ; et pour représenter cet ensemble, des concepts pétrifiés, dialectiquement manipulables comme des jetons : voilà tout ce qui subsiste bientôt de ce qui fut mouvement et vie.

Tout autre apparaît la réalité vraiment intérieure, tout autres ses caractéristiques profondes. Rien, d’abord, de quantitatif : l’intensité d’un état psychologique n’est pas une grandeur, elle se refuse à la mesure. C’est par la preuve de cette affirmation capitale que s’ouvre l’Essai sur les données