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les quinquagénaires. Si Arnolphe revenait au monde, il verrait de nouveau Agnès se détourner de lui, mais pour une raison fort imprévue : elle le trouverait trop jeune de dix ans. Ce qui rend bien agréable aujourd’hui la situation de l’homme mûr et au-delà, c’est qu’on lui épargne les ennuis de ce rôle de soupirant où il pourrait sembler un peu ridicule. On lui fait les avances : il accepte, il daigne, il connaît la joie délicate de se faire prier. On sait de reste que les orateurs comme les comédiens, et généralement tous ceux à qui l’applaudissement public confère une auréole, passent pour avoir de grands succès auprès des femmes. Avec sa situation et à son âge, comment Mérital ne serait-il pas aimé ? Il l’est de la jeune Renée de Rouit, amie de sa fille, qui villégiature chez eux à Dinard. J’ai omis de vous dire que Mérital est veuf, qu’il vit en famille avec ses fils, dont l’aîné Daniel est député, lui aussi, et sa fille Georgette. C’est un intérieur d’une honnêteté exemplaire et, contrairement à ce qui se passe ordinairement dans les pièces de M. Bernstein, dans celles de ses confrères et ailleurs, toutes les femmes que nous y rencontrerons, ou dont il y sera question, sont irréprochables.

La scène entre Renée et Mérital est très habilement menée. Mérital a formé le projet d’un mariage entre la jeune fille et son fils Daniel. Celui-ci est un charmant garçon, du plus brillant avenir et d’un présent déjà très acceptable. D’où vient la résistance de Renée ? C’est qu’elle ne veut se marier que par amour. Et c’est qu’elle aime quelqu’un : « Monsieur Mérital, voulez-vous m’épouser ? » Il faut dire à l’honneur de Mérital qu’il fait une belle défense : Renée ne peut l’aimer et, lui, il ne l’aime pas ; il a pour elle une affection profonde, mais toute paternelle ; et si parfois il la suit du regard avec une insistance où elle a pu se tromper, c’est qu’elle lui rappelle l’épouse disparue et toujours pleurée. A la netteté et à la décision de son langage, nous pourrions croire, si nous n’étions pas au théâtre et en l’année 1912, qu’en effet Mérital est trop possédé par ses souvenirs ou trop absorbé par la formation du parti social, pour s’être épris de Renée. Et peut-être lui-même l’a-t-il cru jusqu’à ce jour. Mais Renée, avec son instinct de femme, a été plus clairvoyante. Peu à peu, sous nos yeux, se fait le revirement. Mérital ne se défend plus d’avouer un amour, auquel d’ailleurs il ne veut pas céder. Renée a vingt-cinq ans ; il est, ou il va être un vieillard ; un mariage, dans de telles conditions, serait une espèce de crime… Les propos échangés sont donc ici d’une justesse et d’une convenance parfaites. Tout de même, et on le comprend de reste, la conversation a, en soi, quelque chose de