Page:Revue des Deux Mondes - 1913 - tome 13.djvu/220

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

avec une admirable intelligence et le roman, d’un bout à l’autre, déroule toute l’infinie et subtile erreur métaphysique. La réalité d’Emma Bovary : celle d’une femme vivante et, par un privilège, d’une femme dont l’âme ne nous serait aucunement dissimulée. « Quelles solitudes que tous ces corps humains ! » dit Fantasio ; et des millions de lieues séparent un être de son voisin. Mais Flaubert nous conduit jusqu’à la plus intime solitude où Emma Bovary se cacherait. Il n’est pas un de ses actes que nous n’ayons vu se préparer dans le mystère de cette âme éclairée par lui. Cependant, elle garde son mystère, je veux dire sa logique à elle : une logique est tout un être. Dans les sentimens et dans la destinée d’Emma Bovary, l’auteur n’intervient pas. Elle existe sans lui ; et il la regarde. Pour modifier les journées de cette petite femme, il y a les incidens divers du hasard et il y a l’enchaînement naturel de la cause à l’effet, cette fatalité confuse qui, au désordre même des événemens, impose une espèce de régularité. Jamais on ne surprend, au cours des épisodes, le caprice de l’auteur. L’auteur n’est pas là.

Emma Bovary, délicieuse, à la fois ingénue et perverse, prétentieuse avec la plus touchante sincérité, voluptueuse et, dans toutes ses ardeurs, animée d’un étrange idéalisme, dédie au rêve son péché. Tête absurde et charmante ! Sa niaiserie est d’avoir voulu fuir la vulgarité : elle y tombe. Elle y mourra ; et nous aurons pitié de sa douleur scandaleuse et innocente, de son corps joli, de son cœur affriolé, de son espérance avilie. Elle vivait : nous l’aimions..

Maupassant raconte que Flaubert se fâchait, quand les critiques l’appelaient un réaliste. Et M. Bertrand rapporte qu’il disait, à propos de la Bovary : « Les observations de mœurs, je me moque bien de ça ! » et qu’après Salammbô, il écrivait à Sainte-Beuve : « Je me moque de l’archéologie ! »

En vérité, son art n’est pas réaliste. Il l’est pourtant ; mais, plutôt, il ne l’est pas. La réalité, Flaubert l’utilise comme un refuge, quand il s’est échappé de lui-même. Elle lui fournit le moyen de ne pas demander à son imagination (qui est de lui, et dont il se méfie) la substance et les matériaux de son art. Il faut qu’on aille à la réalité, quand on pratique le mépris des chimères individuelles. On n’a que la réalité du dehors ou bien soi : l’on n’a donc que la réalité. Ainsi, Flaubert est un réaliste. Mais la réalité n’est pas la fin qu’il se propose. La fin, pour lui, la seule fin, c’est l’art : un art qui emploie la réalité.

Un art qui n’est pas soumis à la réalité. Il la dompte. La preuve ? Il lui impose la beauté.