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au guet-apens le pressentent, le devinent à demi ; leur prêter des façons de sentir telles que, prévoyant le péril, maîtres de l’éviter, ils préfèrent pourtant s’y engager- ; nous tenir en suspens, incertains de leur choix, nous faire les témoins de leur angoisse, puis les juges de leur décision, gagner ainsi pour eux non pas notre banale pitié, mais notre louange et notre admiration, en un mot transporter l’action du monde fatal des faits dans Le monde libre des volontés, voilà ce que Turold a su faire.

Tout ce travail d’invention, nous l’avons attribué en ce qui précède à « Turold, » au « poète, » comme si nous avions oublié que le problème est précisément de savoir s’il ne faut pas le répartir entre plusieurs poètes. Nous, ne l’avons pas oublié pourtant, et nous demanderons donc ici pour la première fois : Peut-on voir, dans l’exposition de la Chanson de Roland, soit une compilation de chants lyrico-épiques, soit un rapetassage d’un poème déjà maintes fois rapetassé ? Ce qu’elle nous offre, ce n’est pas seulement un scénario construit avec adresse, mais un scénario dont les incidens sont commandés par une certaine conception du caractère de Ganelon et du caractère de Roland. Nous sommes en présence d’une combinaison unique, et si délicate que la moindre intervention d’un remanieur ne peut que la fausser, comme on peut le vérifier d’ailleurs à lire l’un quelconque des remaniemens du texte d’Oxford.

Si donc il nous plait d’appeler Turold le « dernier rédacteur, » il nous faut supposer, avant la « rédaction » de Turold, ou bien un poème semblable au sien, et qui n’en sera que le double inutile, ou bien un poème dissemblable, mais dont nous ne pourrons jamais rien savoir, sinon qu’il ne contenait rien de ce qui fait la beauté de ces premières scènes, et ce poème hypothétique nous est, par suite, très indifférent.


II

Charlemagne s’est éloigné, laissant Roland et les vingt mille au pied de la montagne, et le poète déploie son adresse à exploiter le pathétique de la situation. Elle lui offre trois motifs : dire la douleur des Francs qui s’éloignent (v. 841-3), — dire la joie des ennemis embusqués et qui escomptent et célèbrent par avance leur victoire (v. 852-1001), — opposer à la douleur des uns, aux vanteries des autres, le sursaut de vaillance des vingt