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— Mais alors... il vaut mieux être pauvre !

— Je ne sais, fis-je en haussant les épaules, si cela vaut mieux ; mais, à coup sûr, c’est beaucoup plus facile. Votre sentiment est noble. Seulement... seulement... Je parle en général, bien entendu... Seulement, chez beaucoup de personnes, cette délicatesse s’allie et quelquefois se mêle jusqu’à se confondre avec un autre sentiment : l’avarice ! Par exemple, les hommes qui protestent qu’ils ne veulent pas payer l’amour parce que l’amour payé se flétrit, sont quelquefois des poètes ; mais quelquefois aussi, ce sont tout simplement des avares.

Elle me regarda en dessous, eut un sourire et dit :

— Je suis un peu avare, j’en conviens.

Et, par une saute imprévue, sa pensée revint au yacht.

— Mais ce yacht, me dit-elle en riant, fut mon vengeur. La première fois que nous nous y embarquâmes pour une traversée nous éprouvâmes une tempête !... Peu s’en fallut que le bateau ne coulât. Mon mari souffrit atrocement, se croyait perdu, appelait tout l’univers à son secours... Quand j’y repense, j’en ris encore. Rentré à New-York, il ne voulut plus entendre parler du malheureux yacht, qui se rouilla pendant six mois dans le port, et, finalement, il le revendit pour la moitié de ce qu’il l’avait acheté. Elle nous coûta un peu cher, cette croisière-là !

Ce récit avait allumé dans les yeux de Mme Feldmann une si impitoyable gaité que je me demandai de nouveau si elle ne détestait pas son mari et que je me sentis porté à le défendre.

— Mais en fin de compte, repris-je, ce ne sont point là des calamités tragiques. Permettez-moi d’être franc : avec un peu de patience...

— Croyez-vous que je n’en aie point eu ? C’est toujours moi qui finissais par céder.

— Mais après avoir résisté, protesté, combattu...

— Naturellement, puisque j’avais toujours raison !

— Est-ce donc un tort si petit d’avoir toujours raison ? En ce monde, il faut vaincre ou céder de bonne grâce.

— Une mère devra-t-elle donc céder lorsqu’il s’agit de l’éducation et de l’avenir de sa fille ? me demanda-t-elle soudain résolument, en me regardant dans les yeux... Mais allons dîner ; il est tard.

Je protestai encore une fois, si bien que, non sans hésitation, et après un long soupir :