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que l’Amérique n’en avait pas vu encore. Underhill fut accusé de vouloir asservir l’Amérique à une tyrannie nouvelle et monstrueuse ; il fut menacé de procès et de persécutions, couvert d’injures et de calomnies.

Mme Feldmann m’avait écouté très attentivement. Ensuite elle me dit :

— Je crois avoir compris, cette fois. Le point litigieux était de savoir si les chemins de fer dont Underhill avait acheté les actions étaient parallèles ou perpendiculaires au Great Continental. Cela m’explique les discussions qui se produisaient entre mon mari et lui. Un soir, par exemple, Underhill était venu diner chez nous : — un diner intime ; nous étions seuls. — Je le vois encore, maigre, pâle, avec cette face de clergyman et ces yeux doux et vifs derrière les lunettes. « Ce que je veux faire est utile, est juste, est nécessaire, disait-il. Les chemins de fer sont les artères de ce grand corps qui s’appelle l’Amérique, et l’Amérique sera d’autant plus riche, plus puissante et plus heureuse que ses chemins de fer seront plus rapides et à meilleur marché. On objecte qu’il y a des lois qui me défendent cela ; mais c’est que les hommes ne sont parfaits ni quand ils font les lois, ni quand ils font les chemins de fer. Ce que je voudrais, c’est qu’on me démontrât par d’irréfutables raisons que la loi m’interdit de faire une chose bonne. Mais, s’il y a doute… Eh bien ! s’il y a doute, j’assume le risque de violer la loi, pour prouver au peuple que cette loi est injuste et imprévoyante. » Et je vois aussi mon mari, gras, mou, très élégant, qui lui répond : « Underhill, Underhill, respecter la loi ne suffit pas, et peut-être n’est-ce pas même le plus important ; ce qui est essentiel, c’est que le public croie que nous la respectons. Les lois sont faites pour donner à la multitude l’illusion rassurante qu’elle est défendue par l’État contre les puissans et contre les oppresseurs vrais ou imaginaires. Ne nous abusons pas : les masses se sont fourré dans la tête que nous, les riches, nous sommes pour elles des tyrans et des ennemis. Même si ce que vous voulez faire est légal, je doute que le public le croie : il criera que cette légalité est impossible ; et les journaux et les tribunaux auront peur de la masse. À quoi nous servira d’avoir respecté les lois, si la foule hurle que nous les avons violées ? Mieux vaudrait les violer réellement et faire croire qu’on les respecte. » Auriez-vous imaginé qu’un honnête homme put raisonner de cette façon ?