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mais qu’elle est un chaos, un tourbillon, une mouvante continuité d’images qui vont, qui viennent, qui se superposent, qui se fondent par degrés insensibles les unes dans les autres, qui se mêlent, qui s’évanouissent, qui reparaissent. Mais la science arrive avec ses ciseaux ; et elle découpe, morcelle, fixe, élabore cette continuité mobile et dense ; et elle isole, simplifie et surtout ordonne les phénomènes qui, dans la nature, s’agitent confusément dans un merveilleux désordre. Donc la science, loin de nous découvrir la réalité, nous la cache, puisqu’elle nous en présente un tableau plein d’ordre et de simplicité. Cet ordre merveilleux que vous admirez dans l’univers, il est, non dans l’univers, mais dans notre esprit, comme aussi la simplicité. La science nous en présente donc une image fausse ; et, par conséquent, on peut dire que la science est fausse.

L’amiral hésita un instant ; puis il demanda :

— Mais alors, si la simplicité, la régularité, l’ordre ne sont pas dans la nature, pourquoi voulons-nous à tout prix les y introduire ?

— Parce que cela nous est commode. En simplifiant la nature, nous épargnons de la fatigue à notre cerveau, qui est paresseux ; en y mettant de l’ordre et en considérant comme uniforme et stable ce qui est varié et mobile, nous négligeons les différences des choses, ce qui nous permet d’arranger plus commodément nos affaires.

— Mais à ce compte, répliqua l’amiral, la vérité ne serait que ce qui nous accommode ; elle changerait avec notre intérêt.

— Indubitablement. Mais croyez-vous vraiment que la nature ait inventé des lois éternelles et immuables, puis les ait cachées avec soin pour que la science humaine jouât à cligne-musette avec elle ? Rappelez-vous que, l’autre jour, M. Alverighi, Ferrero et votre serviteur, après une longue discussion, ont conclu que ce que nous jugeons beau, c’est ce que nous avons intérêt à juger tel. Eh bien ! c’est aussi l’intérêt qui nous fait paraître la science vraie. Le pragmatisme, qui est la philosophie américaine par excellence, a prouvé que les lois scientifiques sont dans notre pensée et non pas dans la nature : qu’elles n’ont, hors de nous et avant nous, aucune existence, mais que c’est nous qui les inventons, non pas pour comprendre et expliquer, ce qui est le moindre de nos soucis, mais pour l’exploiter. Bref, les lois sont des instrumens avec lesquels