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s’agiter, de convoiter la richesse pour elle-même ; il comprendra que la vie n’est qu’un rêve ; il s’efforcera de se désintéresser du plus grand nombre de choses qu’il pourra, dans la plus large mesure possible, et non pas seulement de l’art, comme vous le disiez, mais aussi de la science, de la richesse, de tout : car, quand on s’est délivré d’une illusion, ce n’est pas pour aller s’empêtrer dans une autre ; il se réfugiera dans le Nirvana, dans l’Ataraxie, dans l’Extase. C’est en une grande Extase, madame Ferrero, que la civilisation des machines s’évanouira du monde. Si les paroles étaient prononcées avec un léger accent d’ironie, le raisonnement était déduit avec rigueur. Pendant quelques secondes, Alverighi lui-même demeura interdit ; puis il répondit :

— Mais songez donc à la révolution que cela ferait ! Bien autre chose que la Révolution française !

— Assurément. Ce serait même la seule révolution véritable. J’ai envie de rire quand j’entends les socialistes dire qu’ils veulent renverser la puissance du capital avec les doctrines de Karl Marx. Eux qui proclament comme le premier devoir du peuple d’accroître ses gains et de multiplier ses besoins ! L’empire du capital ne tombera en ruine que le jour où la multitude prendra en horreur ce luxe, cette prodigalité, ces plaisirs et ces vices que les hautes classes lui inoculent pour les lui reprocher ensuite, après les avoir exploités afin de s’enrichir.

— Mais cela n’est pas possible ! répéta plus vivement encore Alverighi. Comment pouvez-vous supposer qu’un homme préfère rester pauvre quand il peut être riche ? gagner la moitié quand il peut gagner le double ?

— Et pourquoi pas ? répondit Rosetti. La pauvreté a été jugée bonne, à certaines époques ; le christianisme l’a même sanctifiée.

— Le renard et les raisins ! En ce temps-là, il était trop difficile de s’enrichir. Mais depuis l’Amérique et les machines...

— Aujourd’hui encore, fit observer Rosetti, quand on veut gagner beaucoup, il faut se donner beaucoup de peine. Or, cet effort incessant n’est ni facile ni agréable pour tout le monde, et nombreux sont ceux qui, s’ils le pouvaient, préféreraient travailler moins, même à la condition d’être moins riches.

— S’ils le pouvaient ! s’écria Alverighi, saisissant le mot au vol. Mais ils ne le peuvent pas.