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parce qu’ils parlent la même langue, lisent dans les écoles les mêmes livres classiques, et surtout admirent les mêmes grands hommes ? Y a-t-il une nation sans une littérature ? Où en arriverons-nous, si, de but en blanc, le premier venu se croit en droit de dire que Paris est laid et New-York beau ? Les grands hommes d’aujourd’hui sont ce qu’étaient les saints du moyen âge. Quand on veut donner à chacun la liberté de juger comme il lui plait les chefs-d’œuvre de l’art et de la littérature, on sème l’anarchie...

Qu’un amiral, et, qui plus est. Américain, m’eût rappelé avec tant de simplicité et de clarté ce péril, c’était une chose qui me surprit et me piqua. Pendant la sieste, au lieu de dormir, je réfléchis à ces paroles qui me semblèrent profondes. Et pourtant, comment imposer à tous le même jugement, lorsqu’il n’y a point de critérium universel du beau ? C’est ce que, vers cinq heures, je dis à Cavalcanti, lorsque je le retrouvai, à bâbord, sur le pont de promenade, tandis que, accoudés à la balustrade, nous regardions la mer, sous le vent qui, par intervalles, soufflait avec force au-dessus de nos têtes. Déjà l’Océan, frémissant à perte de vue en petites vagues blanches, dépouillait, à l’approche du soir, son voile radieux de l’après-midi et s’assombrissait ; la splendeur du jour semblait remonter en l’air et se ramasser dans les espaces célestes où débordait une sérénité joyeuse, où resplendissaient partout des nuées claires, rouges, dorées. Entre cette lumière qui montait au ciel et cette ombre qui s’abimait dans la mer, devant l’immense solitude des eaux qui coulaient à notre gauche comme un fleuve, nous causions doucement, à voix basse, en nous interrompant de temps à autre pour contempler les flots.

Cavalcanti écouta les doutes que je lui exprimais, puis me répondit :

— Certes, admirer une œuvre d’art, c’est la sentir ; et, si l’on veut la sentir profondément, il ne faut pas trop raisonner dessus. L’amiral dit vrai ; et j’avais moi-même, hier soir, exprimé cette idée en termes différens. Toutefois, il m’est impossible de ne pas reconnaître que l’avocat aussi a raison dans une certaine mesure, quoique je l’aie combattu hier. Les hommes, par suite de leurs interminables dissentimens au sujet du beau, sont naturellement portés à chercher la raison de ce qu’ils sentent ; et c’est alors que commencent les anicroches. A force de