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— Ce pauvre bon Dieu, répliqua Rosetti, n’a plus à son service ni baïonnettes ni coffre-fort bien garni ; et, sans or et sans fer, Dieu lui-même est incapable de maintenir son crédit au milieu de notre perverse race humaine. L’art, au contraire...

— A-t-il donc des baïonnettes et de l’or pour maintenir le sien ? interrogeai-je, surpris. Quels sont ses moyens d’action ? Où sont-ils ? Comment en use-t-il ?

Mais le premier coup de cloche annonça le diner.

— Tu entends ? me dit alors Rosetti, en souriant toujours. Il est l’heure de se mettre à table, et tu sais qu’à table, les discussions ne me plaisent guère. Ensuite, nous verrons !

Le repas fut tranquille. On causa de choses diverses, et nous pûmes entendre le docteur Montanari débiter ses interminables jérémiades sur les émigrans. Après le dîner, on se dispersa. Une demi-heure plus tard, comme Alverighi et moi nous nous promenions sur le pont en fumant et en jouissant de la soirée, et que je lui contais ce que Rosetti m’avait dit avant le diner, Rosetti lui-même vint nous rejoindre. Il se plaça entre nous deux, et, après quelques tours de promenade, il interpella Alverighi.

— Vous avez démontré que ni le sentiment, ni la raison ne peuvent nous fournir un critérium universel de la beauté ; que, par conséquent, c’est une outrecuidante prétention de vouloir imposer à autrui notre propre jugement sur une œuvre d’art. Votre démonstration m’a semblé pénétrante, profonde, définitive, encore qu’elle fut très simple. Et néanmoins, si, comme vous le dites justement, l’art est un plaisir sans besoin, par suite un plaisir qui n’est pas seulement subjectif, mais qui en outre est vague et mal assuré, qui va et qui vient, que l’on peut sentir ou ne sentir pas, selon le tempérament, l’éducation, le siècle, la génération, le jour, l’heure, la minute même et la circonstance accidentelle ; si, conséquemment, c’est une tyrannique prétention de vouloir imposer à autrui ses admirations personnelles ; comment expliquez-vous que les hommes aient toujours une si violente envie de l’emporter les uns sur les autres en cette matière, et que chacun s’obstine à vouloir que ce qui lui semble beau paraisse tel à tout le monde, et qu’il n’est personne qui ne s’efforce d’imposer à ses semblables un jugement, qui pourtant est si peu sûr de lui-même ? Car, faites-y