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Quant aux aristocrates de Lausanne, ils trouvaient commode de tenir M. Necker pour le principal, sinon pour l’unique auteur de la Révolution, ce qui leur permettait de méconnaître leur propre responsabilité. Aussi nourrissaient-ils contre lui et contre Mme de Staël des rancunes et des passions dont les Mémoires, récemment publiés, du comte d’Espinchal peuvent donner une idée. Le comte d’Espinchal, au cours de ses nombreuses pérégrinations à travers le monde des émigrés, de Turin à Coblentz, séjourna quelque temps sur les bords du lac de Genève. Voici comment il raconte la rencontre qu’il fit inopinément de M. Necker[1].

Après avoir satisfait ma curiosité dans le temple de Coppet, je continuai ma route, conduisant mes chevaux, jouissant de la beauté de la soirée et des agrémens que procure ce délicieux chemin. Une voiture à quatre chevaux et des gens vêtus de vert me firent reconnaître le seigneur de Coppet revenant de la promenade. Je ne puis exprimer l’horreur que je ressentis à la vue de ce scélérat dont les crimes se retracèrent sur-le-champ à mon imagination. Je vis sous mes yeux l’auteur des maux de ma patrie, le destructeur de ma fortune, le bourreau de mon Roi, qui avait eu la faiblesse de lui donner sa confiance et dont la perte est inévitable[2]. Le mouvement d’horreur qu’il m’occasionna fut si marqué que j’eus après une petite jouissance d’imaginer qu’il s’en était aperçu et qu’il m’avait reconnu. Si le ciel est juste, pourquoi permet-il qu’un aussi grand coupable jouisse tranquillement ainsi qu’un honnête homme de là vue de ce site enchanteur et du beau lac de Genève ? Mais abandonnons ce monstre à ses remords.

Quelques pages plus loin, il traite Mme de Staël d’« atroce ambassadrice » et de « guenon genevoise. » On comprend que, lorsqu’elle allait rendre visite à ses amis les constitutionnels, la crainte de faire des rencontres comme celle de ce d’Espinchal lui gâtât quelque peu le plaisir, et qu’elle appelât Lausanne « une ville hérissée de Français. »


II

Entre Coppet où elle bâillait, Genève où elle se déplaisait, Lausanne où elle se sentait mal vue, ces longs séjours loin de Paris paraissaient difficilement supportables à Mme de Staël. Force lui fut cependant de passer à Coppet un peu plus de deux années consécutives. Elle avait quitté Paris le plus tard qu’il lui avait été

  1. Journal d’émigration du comte d’Espinchal, p. 217.
  2. Ce passage est antérieur au 21 janvier 1793.