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langues des œuvres de toutes les langues. Croyez-vous que ce goût cosmopolite soit une plante crue spontanément ? Moi, j’incline plutôt à croire qu’elle a été plantée et cultivée avec beaucoup d’adresse par les éditeurs, par les traducteurs et par les critiques, qui vivent de ses fruits. On pourrait dire la même chose de la musique...

Rosetti s’exprimait nettement, simplement, avec calme, sur ce ton de légère ironie qu’il prenait volontiers quand il parlait de choses sérieuses. Alverighi, qui l’avait écouté d’abord avec une attention muette, objecta enfin :

— Il me semble toutefois difficile de nier que nous puissions admirer avec désintéressement certaines œuvres d’art. Ne voit-on point partout des hommes et des femmes qui prodiguent leur argent, leur temps et leur peine pour accréditer un sculpteur, un peintre, un musicien encore obscur, étranger, éloigné, qu’ils n’ont jamais vu, ou pour faire connaître des auteurs morts depuis des années, depuis des siècles ? A quel intérêt obéiraient-ils ?

— Non pas certes à un intérêt pécuniaire ou politique, répondit Rosetti. Mais je mettrais volontiers au nombre des intérêts les caprices de la vanité. L’art, la littérature et, jusqu’à un certain point, la science elle-même, sont pour quelques-uns ce que sont pour d’autres le luxe, les décorations, les titres nobiliaires : des moyens de se distinguer de la foule. Lorsque ces gens tachent de faire admirer un écrivain ou un artiste méconnu par le public, veulent-ils précisément que cet artiste triomphe ? ou ne veulent-ils pas plutôt triompher eux-mêmes et se prouver qu’ils sont plus intelligens que la foule ?

— Il n’est pas douteux, fis-je observer alors, qu’au théâtre beaucoup de gens applaudissent Shakspeare par simple respect humain, afin de ne point passer pour des sots ou des arriérés. Quelques-uns m’en ont fait l’aveu, spécialement en France.

— Cela n’est pas douteux, continua Rosetti. Et peut-être y a-t-il plus d’amour-propre qu’on ne le croit dans toutes nos préférences artistiques. Comment, par exemple, une œuvre d’art réussit-elle, même aujourd’hui, à conquérir une large admiration ? C’est lorsqu’un petit nombre d’enthousiastes influens s’en éprennent, c’est-à-dire mettent leur point d’honneur à la faire admirer par les autres, à vaincre les éternelles hésitations de la majorité, qui ne sait pas se faire un jugement ; et ils y parviennent