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par une si formidable coalition de puissances diverses que, pendant des siècles et des siècles, l’Amérique ne pourra pas lutter contre elle. L’Europe dictera les lois de la beauté, et l’Amérique devra attendre, de l’autre côté de l’Océan, tremblante et un peu honteuse, le jugement maussade, malveillant et médiocrement sincère du vieux monde ! Il est inutile, avocat, d’invoquer la liberté. Oui, comme vous dites, l’homme moderne révise les comptes du bon Dieu ; mais, en art, il s’asservit avec volupté, ne veut pas être affranchi, cherche l’autorité sous laquelle il pliera la nuque, s’incline devant les formes classiques, les réputations établies, les principes indiscutés. Rappelez-vous Cavalcanti et l’amiral. Et, lorsque l’homme moderne perd le respect de l’ancien, c’est pour écouter et vénérer les critiques et les esthéticiens d’aujourd’hui. Car il lui faut à tout prix une autorité et un maître.

Rosetti se tut ; Alverighi ne répondit pas. Tous les trois, nous parcourûmes deux fois, aller et retour, le pont de promenade, sans prononcer un mot. Sur ces entrefaites, résonna la cloche qui annonçait le sorbet offert tous les dimanches soir aux passagers.

— Allons nous rafraîchir, dis-je.

Mais Rosetti refusa, et Alverighi déclara qu’il préférait rentrer dans sa cabine. Je les quittai donc pour me rendre dans la salle à manger. J’en ressortis une demi-heure plus tard, avec l’intention de me mettre au lit ; mais, sur le pont, Cavalcanti m’appela.

— Ecoutez les nouvelles ! me dit-il. Quelle bévue j’avais commise ! C’est justement le contraire.

Il faisait allusion à Mme Feldmann, dont l’amiral venait de lui raconter la véritable histoire. Son mari était parti trois mois auparavant pour les Etats-Unis, appelé, prétendait-il, par d’urgentes affaires, et annonçant qu’il serait absent environ quatre mois. Elle attendait donc tranquillement à Rio le retour de M. Feldmann, lorsque, à l’improviste, trois jours avant le départ du Cordova, elle avait reçu un télégramme de M. Loventhal, son oncle, qui lui conseillait de partir tout de suite pour l’Europe et pour les Etats-Unis : car le bruit courait à New-York que M. Feldmann avait l’intention d’engager une procédure de divorce. Hors d’elle-même, elle était accourue pour demander conseil à l’amiral ; et, comme l’amiral devait s’embarquer