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— Là est précisément la grande erreur de notre époque et de l’Amérique. Vouloir s’enrichir pour s’enrichir, c’est absurde. La richesse n’est et ne peut être qu’un moyen.

— La richesse n’est divine que si elle est sa fin à elle-même ! protesta Alverighi avec véhémence. Je le sais : aujourd’hui on tourne en ridicule cet idéal ; on en veut aux Américains de l’avoir imposé au monde. Mais pourquoi ? Tout idéal qui dépasse l’intérêt de l’individu, quand on le juge à la mesure de l’intérêt, n’est-il pas une absurde folie ? Au regard de l’intérêt personnel, n’est-ce pas une sottise au soldat de se faire tuer pour sauver la patrie ? Qu’importe le salut de la patrie à celui qui aura cessé d’être ? Et ne vaudrait-il pas mieux pour ce soldat vivre dans un pays avili par une défaite que d’avoir cessé de vivre dans une patrie glorifiée par la victoire ? Sans doute nous peinons beaucoup et nous jouissons peu ; de cet énorme torrent de richesses que nous, les géans de l’argent, nous versons sur le monde, ce n’est pas nous qui profitons, c’est la multitude innombrable, paresseuse, imbécile, qui a maintenant, grâce à nous, ce que n’eut aucune génération : pain, couche, vêtemens, santé, un peu de lumière pour son obscure intelligence, la certitude du lendemain. Ferrero a raison. Ceux qui, en Amérique, font du luxe, gaspillent, jettent l’argent par les fenêtres, ce ne sont pas les milliardaires, ce sont les gens de la classe moyenne, ce sont les ouvriers qui accusent les milliardaires d’être des sardanapales. Mais moi, mais nous, pourquoi nous tuons-nous de travail ? Je n’en sais rien, je ne veux pas le savoir. L’œuvre qui nous dévore, — la conquête de la terre, — dépasse notre raison comme la dépassent les guerres, les révolutions, tous les grands événemens historiques. Et nous peinons, nous nous usons, nous mourons avec joie pour cette œuvre dont nous n’apercevons pas la fin dernière, parce qu’une force mystérieuse nous pousse. Nous avons donc le droit de dire que la richesse est divine en elle-même ; que nous vivons, non pour nous, mais pour les autres, pour le monde, pour l’avenir, consumés par une passion ardente qui purifie de toutes les inévitables scories nos intentions. Vous, ingénieur, vous disiez hier soir que l’homme devra finalement se désintéresser de la richesse. Vous aviez raison ; mais le vrai moyen de se désintéresser de la richesse, ce n’est pas de la mépriser ; c’est de la désirer pour elle-même, et non pour les jouissances et les satisfactions de vanité qu’elle peut donner.