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Le raisonnement était clair et serré ; mais Alverighi ne désarma pas.

— Fort bien, répondit-il. Les masses ont raison, et ce sont au contraire les riches qui ont tort. Rappelez-vous, Cavalcanti, notre discussion de l’autre jour. Vous gémissiez : « On ne tisse plus pour les rois et pour les princes ces somptueuses étoffes que nous admirons dans les musées. » Et je vous ai répondu : « Non ; mais, en compensation, la quantité et la variété des étoffes se sont beaucoup accrues, à l’avantage de tout le monde. Vous, moi, Rockfeller, ne sommes-nous pas tous vêtus de la même façon ? Préféreriez-vous l’époque où l’on pouvait dire d’un officier de mousquetaires tel que d’Artagnan, qu’il était chargé de dentelles comme un autel ? Tout le monde, aujourd’hui, même les paysans, peut s’habiller avec une certaine élégance. Et il en est ainsi pour toutes choses. Les machines, en produisant à profusion les objets de qualité moyenne, ont fait disparaître les quelques exemplaires, considérés comme extraordinairement parfaits, dont se glorifiaient nos ancêtres ; et, par la, elles ont rendu inutiles les grandes richesses. Mais le peuple, s’il gagne davantage, peut augmenter ses jouissances.

Cette observation était si juste que chacun de nous eut envie de la confirmer. Je lis observer que la linotypie et la machine rotative sont en train d’introduire dans la littérature une négligence et une précipitation qui gâtent le goût du public et le talent des auteurs : on écrit trop vite et avec trop de hâte ; les études classiques déclinent, parce que les hautes classes considèrent désormais comme superflu d’apprendre les règles du style clair, sobre, élégant, à une époque où l’on n’a plus ni le temps, ni le moyen, ni le besoin de les appliquer. Cavalcanti remarqua qu’autrefois on peignait peu et bien ; nos contemporains, eux, barbouillent du matin au soir, pour illustrer des livres, des journaux, des revues hebdomadaires et mensuelles, des couvertures de fascicules et de volumes, des affiches de réclame. Rosetti, un peu en badinant, parla de la décadence du fromage, qu’il aimait beaucoup, mais auquel il avait presque renoncé : car on n’en trouvait plus de bon ; et divers marchands, qu’il avait interrogés à ce sujet, lui avaient répondu tout d’une voix que la faute en était aux machines qui fabriquent le fromage très vite et en grande quantité, mais de qualité inférieure. L’amiral dit que, outre le beau style, la grande peinture