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Et ces vers expriment bien un aspect du désintéressement intellectuel, mais non pas tout. Fouillée ne pense pas que la conscience nous fasse seulement comprendre à la façon d’un géomètre. Cet historien de la philosophie grecque se rappelle la parole platonicienne, qu’il faut aller au vrai avec toute son âme. Il croit que, dans l’adhésion de la pensée à ce qui est en dehors d’elle, il y a plus qu’une satisfaction scientifique, il y a quelque amour. En outre, puisque la conscience d’autrui n’est pas un fantôme, puisque nous lui attribuons une réalité analogue à la nôtre, nous acquérons l’idée d’une réalité commune, l’idée d’une existence qui est supérieure aux individus, l’idée de l’être universel. De là nait pour l’homme un idéal supérieur. Toute intelligence, en vertu de sa nature, trouve sa satisfaction à considérer d’autres êtres : elle trouverait sa satisfaction suprême à considérer l’universalité des êtres. Mais cette connaissance universelle n’est pas la science universelle, qui a pour objet des phénomènes, qui relient des choses à leurs contours, qui ramène tout à des lois abstraites et dissout dans l’analyse leur essence même, leur vie : c’est la conscience universelle. Dans une de ces pages un peu fluides, et enthousiastes, qui sont les plus émues de ses livres, il explique sa pensée :


S’il y a dans la science universelle une première satisfaction de l’intelligence, c’est une satisfaction incomplète, qui, réduite à elle-même, se change en déception finale : en voulant expliquer les êtres, la science les a anéantis, pour ne laisser subsister que leurs relations. Aussi l’idolâtrie de la science positive se rendra mieux compte de ses propres limites et de son essentielle relativité. La science de la nature n’est encore que la projection gigantesque du monde en nous, une ombre s’étendant à l’infini, la silhouette de l’immensité ; si elle saisit l’intelligible, elle ne saisit pas le réel, elle n’est pas la conscience vivante de l’Univers. Pour avoir la vraie intelligence des êtres, il faudrait, nous l’avons vu, se mettre en eux et les sentir comme ils se sentent ; or la connaissance par le dedans, encore une fois, c’est la conscience. La pleine satisfaction intellectuelle serait donc la conscience universelle, saisissant à la fois moi, vous, tous et tout. Je sentirais vos joies comme miennes, vos peines comme miennes ; dans mon cœur battraient votre cœur et tous les cœurs ; mon tressaillement serait celui de l’univers, je vivrais sa vie ; il n’y aurait plus pour moi rien de mécanique et d’automatique, rien d’abstrait, rien de symbolique ou de phénoménal : tout serait réel, vécu et vivant.


Pour mieux se faire entendre, Fouillée imagine une comparaison pleine de magnificence. Il suppose que la Terre prend conscience d’elle, d’elle seule, qu’elle se voit, qu’elle s’accepte,