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puissance humaine ou divine qui oserait affronter ce torrent de convoitises et entreprendre de le faire remonter vers ses sources historiques, et qui, si elle l’essayait, ne serait pas sûre d’être brisée et emportée comme un morceau de glace, en hiver, dans les tourbillons du Niagara ? Le monde la veut, cette abondance ; il veut que soit progrès tout effort qui augmente les richesses ou le nombre, la puissance, la rapidité des machines qui la produisent ; il veut cela, et voilà tout. Il serait facile de prouver que cette définition du progrès est arbitraire, contradictoire, retournable, comme toutes les définitions, d’ailleurs. Mais à quoi cela servirait-il ? Elle demeure dans les esprits inébranlable comme la colonne Vendôme Essayez de persuader à M. Vazquez que ce n’est pas un progrès de faire ce voyage en quinze jours au lieu de vingt, en dix jours au lieu de quinze...

— Ce n’est que trop vrai ! soupira Cavalcanti en ouvrant les bras. L’Amérique, la Révolution française, les machines ont ramené le monde à la barbarie...

— Elles ont engendré un siècle qui ne veut pas de limites, un siècle qui, par conséquent, manque de point d’appui, et où l’homme procède comme un géant qui vacillerait à chaque pas, répondit Rosetti.

Puis il se tut et regarda la nuit, quelques instans, tandis que le fracas invisible de la mer fendue recommençait à mugir. Ensuite il reprit, très lentement :

— L’Amérique, la Révolution française, la Machine... Mme Ferrero nous l’a déjà dit... Et vous rappelez-vous, d’autre part, l’étrange propos de l’avocat, le soir où il nous a raconté sa vie ? « L’histoire s’est trompée jusqu’à la découverte de l’Amérique ! » Mais qu’est-il donc arrivé dans le monde depuis la découverte de l’Amérique, si des personnes intelligentes et instruites peuvent affirmer, les unes, que nous avons enfin trouvé notre voie, les autres, que nous l’avons perdue ? Mais qu’a donc fait Christophe Colomb, et devons-nous, oui ou non, le mettre en paradis ? Vous l’ignorez ? Eh bien, Christophe Colomb a réellement fait un pas hardi : il a osé franchir une limite. Une limite petite, très petite ! Mais cette limite, notre civilisation l’avait toujours respectée : durant des siècles et des siècles, comme a dit l’avocat, elle était restée blottie dans ce trou de la Méditerranée, tenant pour borne infranchissable du monde ces colonnes d’Hercule où nous venons de passer. Et voilà qu’un