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pouvait manquer de reconnaître bien vite qu’il y a plus de choses dans le monde que la philosophie de Zola n’en saurait expliquer. Il allait d’ailleurs être appelé, — en 1886, — à l’Université de Genève pour y enseigner les littératures comparées, et, si libéral qu’on fût à Genève, on aurait pu s’y étonner d’entendre parler un romancier trop naturaliste dans la chaire même de Marc-Monnier : de tous les coins de l’horizon lui venaient donc des conseils d’assagissement. D’autre part, le naturalisme touchait à la fin de sa carrière, et, en attendant que des défections retentissantes pussent autoriser la critique à en proclamer la banqueroute, il était visible que la faveur du public commençait à se retirer de lui ; c’était le mouvement même de la pensée contemporaine, qu’il a toujours été très préoccupé d’observer et de suivre, qui détachait Edouard Rod de l’école de Médan. Et enfin, entre cette école et lui, il était trop visible qu’il y avait une différence profonde, irréductible de nature : la plupart des naturalistes étaient fort inintelligens ; lui, au contraire, était l’intelligence même. Quelles affinités électives pouvait-il bien y avoir entre cet épais, truculent et ignorant Zola, le moins philosophe et le moins psychologue des hommes, et ce fin, souple, curieux et inquiet Vaudois, voué par nature, par éducation, et par tradition aux problèmes de la vie morale, et qu’une culture cosmopolite soigneusement entretenue avait ouvert à toute sorte d’aperçus et de préoccupations ? « Il faut dire, avouait-il, il faut dire qu’il devait se développer en nous des besoins que le naturalisme ne pouvait satisfaire : il était, de son essence, satisfait de lui-même, très limité, matérialiste, curieux des mœurs plus que des caractères, des choses plus que des âmes ; nous étions, — et nous devions le devenir de plus en plus, — des esprits inquiets, épris d’infini, idéalistes, peu attentifs aux mœurs et qui, dans les choses, retrouvions toujours l’homme[1]. »

Donc, il y eut rupture : rupture non bruyante, mais rupture. Mais que faire désormais, et par quoi remplacer le naturalisme ? Edouard Rod proposait, un peu timidement, mais il proposait, pour désigner, sinon l’école, du moins le groupe d’esprits auquel il appartenait le nom, un peu barbare, d’intuitivisme. « Regarder en soi, non pour se connaître, ni pour s’aimer, mais pour connaître et aimer les autres : » voilà l’objet, le but, le commun

  1. Les Trois cœurs, préface, p. 5-6.