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Mais l’ensemble du livre était trop abstrait ; la réalité concrète des faits y était trop rare ; l’analyse des idées ou des sentimens y était trop ténue, ou trop grise et trop monotone ; la mise en œuvre enfin manquait un peu trop d’extériorité. D’un coup, l’écrivain était allé jusqu’au bout de son nouveau principe, et, par goût du symbole, il avait manqué la vie.

L’a-t-il senti ? Et a-t-il voulu renouveler l’expérience dans des conditions meilleures ? Ou bien, encouragé par son premier succès, a-t-il tout simplement persévéré dans la voie qu’il avait ouverte ? Ce qui est sûr, c’est que le Sens de la vie, suite et contre-partie tout à la fois de la Course à la mort, nous offre une réalisation fort remarquable de sa conception nouvelle. Je ne sais si c’est le chef-d’œuvre d’Edouard Rod romancier ; c’est celui, de tous ses romans, que de bons juges préfèrent, et c’est celui aussi qui l’a définitivement classé. Salué à son apparition par un article de M. Jules Lemaître, par un autre d’Edmond Scherer, ce fut le premier vrai et franc succès de l’auteur de Palmyre Veulard, un succès qui s’est soutenu depuis plus de vingt ans[1]. Cette fois, le grand public était atteint.

Pour qu’un livre ait du succès, et un succès qui ne soit pas éphémère, il doit, me semble-t-il, réaliser une double condition : il faut, d’une part, qu’il réponde aux aspirations, aux besoins latens d’une partie au moins du public ; il faut, d’autre part, qu’il exprime une pensée assez générale, assez humaine, qu’il enveloppe, si je puis dire, assez d’éternité dans ses pages, pour que les générations survenantes puissent encore s’y intéresser et s’y reconnaître. Le Sens de la vie, — moitié calcul, moitié hasard, ou inspiration, — remplissait à merveille ces deux conditions. D’abord, il était le livre, l’un des livres que la jeunesse d’alors attendait. Curieuse et pensive jeunesse, plus grave et plus troublée qu’elle ne l’avait été depuis bien des années, — on le verra bien quand on publiera ses correspondances, ses Mémoires, ses journaux intimes ! — passionnément éprise d’action, mais d’action raisonnée et raisonnable, — ah ! oui, comme nous nous interrogions tous alors sur le sens de la vie ! Avec quelle curiosité anxieuse nous prêtions l’oreille à toutes les voix soi-disant révélatrices d’une partie du mystère ! Avec

  1. Le livre est parvenu aujourd’hui à la 21e édition. C’est, de tous les livres de Rod, celui qui s’est le plus vendu, avec l’Ombre s’étend sur la montagne (11e mille en 1912).