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raison ne peut être donnée de cette exception dont tu puisses être ni honteuse ni embarrassée.


Nivôse[1].

J’ai reçu fort régulièrement ce que tu m’as écrit le 8 et je gémis véritablement de voir que tu continues à être mécontente du fonds de ta santé tandis que ton être moral jouit si pleinement du danger auquel a échappé le protecteur de la France et de tous les gens de bien, et le tien particulièrement, car tu aurais eu ta grande part des risques dans un bouleversement.

J’étais ici ton médecin, pour toutes tes malingreries, et je regrette d’être privé de cette douce fonction/puisque tu n’as pas confiance à Portail. J’approuve infiniment ton projet de vivre dans l’obscurité. Laisse-toi chercher, tu le mérites bien, et apprends à mépriser. J’aime beaucoup dans ton roman[2] ce que tu te proposais de dire sur le charme qu’il y a à causer avec un ami dans toutes les situations, malheur comme bonheur.

Dans une lettre du 16 pluviôse, M. Necker porte un jugement assez sévère sur la politique anglaise, puis il ajoute :

Buonaparte saura bien profiter de toute cette politique. Et il est dans une position unique pour cela. Il agit par lui-même, n’a rien à craindre d’une faute parce qu’il n’a point de supérieur et que l’opinion même n’existe pas. Je ne sais même s’il se soucie de la ménager en paroles. Lucien avait paru vouloir la caresser et il paraissait s’y entendre, mais je ne serais pas surpris que cette sorte de gloire lui eût été interdite, car nous voulons cette dame exclusivement. Je suis toujours affligé, quoique je ne te le répète pas, de ton amour malheureux pour le général Consul, mais s’il fait le bonheur et la gloire de la France, tu auras un dédommagement.


21 pluviôse.

Ta cousine[3] est toujours pour toi ce que tu peux désirer ; elle prend une sensible part à ta position et bien plus cependant, ainsi que moi, à l’impression qu’elle fait sur toi. Je te blâme toujours et ta disposition à regarder comme fixe, comme invariable tout ce qui te fait de la peine, et je suis bien loin de juger de même nommément tes peines présentes. Comment ne peux-tu pas, en attendant des changemens, vivre heureuse même en fermant ta porte à tout le monde et vivant au milieu du tourbillon de Paris et voyant seulement Constant, Mathieu, Pictet, Nestor[4], et d’autres

  1. Cette lettre, sans date précise, a été manifestement écrite quelques jours après l’attentat de la rue Saint-Nicaise qui est du 3 nivôse.
  2. M. Necker veut parler ici du roman de Delphine auquel travaillait Mme de Staël.
  3. M. Necker parle ici de Mme Necker de Saussure, qui proposait d’aller rejoindre Mme de Staël à Paris.
  4. Mme de Staël était en relations fréquentes avec deux Genevois, qui étaient deux hommes fort distingués : Pictet Diodati et Pictet de Rochemont. L’un des deux était sans doute à Paris. J’ignore quel est le personnage qu’à plusieurs reprises M. Necker désigne dans ses lettres sous le nom de Nestor.