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succès. Il obtint de l’électeur de Saxe que la vente en fût interdite à la foire de Leipzig. En même temps, il lâchait contre elle les écrivains dont il disposait. Dans un article violent jusqu’à la grossièreté, Fiévée dénonçait l’ouvrage et l’auteur, qu’il traitait d’intrigante et de sans-patrie. Le Journal des Débats la prit à partie également. Mme de Staël fut très blessée de ces attaques ; elle n’ignorait point d’où partaient les coups et se sentit personnellement menacée, comme elle l’avait été deux ans auparavant, au lendemain du discours de Benjamin Constant. Aussi n’osa-t-elle pas venir se mettre sous la main du maître irrité, et elle prit son parti de passer à Coppet l’automne et l’hiver de 1802 à 1803.

Ce parti lui avait coûté. Au mois de septembre, elle s’était efforcée de déterminer Camille Jordan[1], avec lequel elle était en correspondance fréquente, à partir avec elle pour l’Italie. Camille Jordan, nouvellement marié, se dérobait. Elle entreprenait alors diverses excursions à l’Ile-Saint-Pierre, ou dans le canton de Vaud, en compagnie de deux Anglais dont elle avait fait la connaissance, lord John Campbell et son ami Robertson[2]. Au cours de l’une de ces excursions, elle adressait à son père cette courte lettre :

Morges, samedi soir.

Je ne peus pas t’exprimer assez, mon ange, combien je suis touchée de cet envoi que tu m’as fait, mon impression a été si vive, que j’en ai eu un battement de cœur. Dis-moi, je te prie, si toute ma tendresse, toute mon affection est digne d’un caractère tel que le tien, si grand et si bon, couvrant des ailes de son esprit ce qu’il y a de plus sublime et entrant dans les plus petits détails par son cœur. Lord John est allé à Lausanne, ce qui fait qu’il ne saura que demain ce message unique ; mais je cède à Mr Robertson le plaisir de t’écrire quelques lignes.

Quelques lignes de Robertson terminaient en effet la lettre.

De retour à Coppet, elle y attirait ses nouveaux amis qu’elle réunissait à quelques personnes distinguées de la société de

  1. Les archives de Coppet contiennent un grand nombre de lettres de Camille Jordan à Mme de Staël. Peut-être en publierai-je un jour quelques-unes et essayerai-je d’établir la contre-partie de l’étude que Sainte-Beuve a consacrée, dans les Nouveaux Lundis à Camille Jordan, et Mme de Staël.
  2. Lord John Campbell était le second fils du sixième duc d’Argyll. À la mort de son frère aîné, survenue en 1841, il devint lui-même duc d’Argyll. Robertson était un médecin « d’un très aimable caractère, d’une grande valeur scientifique et d’un grand charme d’aspect et de manières, « dit une biographie intitulée George Douglas. Eigth duke of Arggyll. Autobiography and Memoirs.