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le cœur. J’avais donc cédé, moi aussi, à cette lâcheté qui, si souvent, en présence d’une oppression, nous rend féroces contre la victime ? Moi aussi, j’avais donc cherché à me convaincre que la victime avait mérité son malheur, comme on fait si souvent pour s’épargner le déplaisir de voir l’injustice impunie et la peine de venir en aide à l’opprimé ? Au fond de mon cœur je pris parti pour elle, et je conclus décidément que son mari devait être ou un fou ou un scélérat.

À midi, nous étions arrivés à 41° 22′ de latitude, 4°2 de longitude orientale. Avant la sieste, je pris Rosetti à part, et, poussé un peu à parler par mon chagrin intérieur, je lui dis en confidence les étranges choses que l’amiral m’avait révélées. Il m’écouta ; puis, sans rien dire de plus :

— Ce sont les misères de la vie ! prononça-t-il.

Vers quatre heures, je sortis encore une fois de ma cabine, tandis que, en plein golfe du Lion, — un Lion qui, ce jour-là, s’était apprivoisé, — nous naviguions sans apercevoir les côtes ; et, comme je faisais les cent pas sur le pont de promenade, à bâbord, je vis Rosetti qui, adossé à la balustrade, discutait avec le docteur et Alverighi debout devant lui. Cela n’avait pas de quoi me surprendre ; mais ce qui m’étonna, ce fut de constater, au premier coup d’œil, que tous les trois, y compris Rosetti, ordinairement si calme, étaient fort excités. Aucun d’eux ne répondit à mon salut.

— Oui, oui, disait Rosetti au docteur, avec véhémence. Mais aujourd’hui l’homme travaille, travaille, travaille ! Il a réussi à vaincre jusqu’à son invincible fainéantise ! Comment voulez-vous qu’après cela notre époque ne soit pas indulgente pour le reste ?

Alverighi faisait de grands gestes d’assentiment : mais le docteur répondait :

— Fort bien ! Et alors, quand votre femme est vieille ou ne vous plaît plus, M. Feldmann vous enseigne ce que vous avez à faire. Vive l’Amérique !

— Un homme, répliqua Rosetti vivement et avec force, peut être un mari médiocre ou même un mari mauvais, et rendre de grands services à son pays. Si vous étiez ministre, ôteriez-vous, en temps de guerre, le commandement à un général capable de vaincre, pour la seule raison qu’il aurait trahi sa femme ?

En ce moment, un matelot vint chercher le docteur qui,