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désir de faire bien et de faire mieux, un vif amour de la solidarité et de la justice, une humanité, une sincérité, une dignité et une fierté que les anciens ne connaissaient pas. Comment t’expliques-tu cette contradiction ?... Tu ne te l’expliques point ? Moi non plus, je ne suis pas sûr d’être en état de l’expliquer comme il faut. Mais je me suis demandé souvent si l’explication ne serait pas qu’autrefois la religion et un peu aussi certaines philosophies s’efforçaient d’imposer des modèles ou des principes de morale individuelle, d’enseigner atout homme à comparer de temps à autre son âme avec ces modèles, à descendre dans sa propre conscience, à reconnaître ses propres vices, ses propres péchés, ses propres défauts. Aujourd’hui, le temps manque : l’homme se jette avec trop de furie, soit sur la terre pour la dépouiller, soit au milieu de ses semblables pour les amuser ou les dominer. Et d’ailleurs, lui restât-il assez de temps pour penser à lui-même et pour se recueillir, quelle est aujourd’hui l’autorité qui pourrait lui imposer un modèle ? Donc, aujourd’hui, chaque conscience individuelle est souveraine, est autonome, est reine d’elle-même, se propose à elle-même le modèle de morale individuelle où elle se mirera ; et par conséquent chacun s’y voit beau et parfait comme un Adonis. Si nous pouvions descendre au fond des âmes contemporaines, nous y verrions un spectacle singulier : chacun se croit sincèrement un modèle incomparable, un vas electionis, un ange auquel ne manquent que les ailes sur les épaules. Te rappelles-tu de quelle façon commencent les Confessions de Jean-Jacques Rousseau ? Ce passage où, s’adressant à l’Eternel, il l’invite à rassembler autour de lui Jean-Jacques l’humanité tout entière, afin que l’innombrable foule de ses semblables écoute ses aveux et qu’ensuite chacun vide à son tour, au pied du trône divin, le sac de ses propres iniquités et de ses propres mérites, et où il conclut : Puis qu’un seul te dise, s’il l’ose : je fus meilleur que cet homme-là. En cela aussi Rousseau a été le maitre des temps modernes. Il n’est personne aujourd’hui qui ne soit prêt à répéter devant l’Eternel cette apostrophe peu modeste. Chacun se juge parfait ; chacun attribue toujours aux autres et jamais à lui-même la faute de tout le mal qu’il accomplit ou qu’il subit ; chacun se croit toujours victime, jamais coupable. Dans ces conditions, comment, en dépit des intentions les meilleures, ne serait-on pas un cruel bourreau, d’abord de ses semblables, et ensuite