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que la femme aimée ne le paie pas de retour, ne rira-t-il pas de lui-même et de sa folie, six mois plus tard, quand une autre femme lui aura plu ? Les malheurs de Mme Feldmann se sont rencontrés fort à propos, non pour nous fournir la preuve que le monde est dépravé et corrompu, mais pour nous rappeler que ce monde est composé d’hommes et de femmes, et que ces hommes et ces femmes, en courant d’un continent à l’autre, sont en train de laisser en lambeaux, le long du chemin, la morale individuelle de leurs pères. Ce qui manque à notre temps, ce n’est pas seulement une loi de discipline intérieure telle que le serment et l’honneur, c’est aussi une morale sexuelle : car toutes les règles qui gouvernent encore un tant soit peu nos mœurs viennent des civilisations passées, et elles perdent de leur force à mesure que se perd l’esprit de limitation. Quand une époque ne sait pas décider si New-York est beau ou laid, parce qu’elle n’admet ni autorité ni critérium décisif, je ne comprends pas au nom de quelle autorité cette époque pourrait dire à un homme ou à une femme : « Vivez d’accord ; supportez avec patience vos défauts ; ne vous faites pas tort l’un à l’autre ; engendrez des enfans. » L’Etat peut bien, par la force, imposer des institutions et des lois ; mais je ne vis pas comment il pourrait imposer l’amour et la fécondité..

En ce moment remontèrent à ma mémoire les paroles que j’avais dites à Cavalcanti, le soir où Rosetti nous avait prononcé son grand discours, et aussi les doutes que ce discours avait fait naître en moi. Je m’empressai de dire :

— Vous paraitrait-il que le manque d’une morale sexuelle fût chose de médiocre importance ? Vous venez enfin, après maintes oscillations, de résoudre le grand problème... Les civilisations limitées d’autrefois avaient raison, et nous avons tort. L’amour ne reste fécond que s’il se limite, et il ne se limite que si l’homme reconnaît une autorité spirituelle. Mais une époque qui ne souffre pas de limites, comme la nôtre, ne reconnaît aucune autorité. C’est donc par la stérilité que nous payerons l’audace d’avoir dépassé tant de limites. La stérilité sera notre châtiment mortel...

Comme je disais cela, un domestique vint m’appeler pour je ne sais quoi qui concernait nos bagages.

— Voilà qui va bien, dit Rosetti. J’ai moi aussi, à m’occuper de mes malles.