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mande-t-il à Eynaud les 13-15 février 1872, — de me développer, de tirer de moi ce que je puis donner. » Parmi ses 40 élèves, il compte MM. Baudin, ancien ministre à la Haye, d’Harcourt, alors secrétaire en congé et deux secrétaires anglais. Les générations, dès lors, se sont succédé devant sa chaire ; on ne saurait mentionner tous les noms, — quelques-uns sont désormais illustres, — de ceux qui entendirent sa parole. Je manquerais, assurément, de mémoire si je ne citais celui de M. André Lebon, pour lequel Albert Sorel avait une affection particulière ; il le considérait, par la confiance qu’il lui avait accordée et par celle qu’il reçut en retour, comme un fils intellectuel.

« Personne n’a eu plus que lui le sentiment de sa maîtrise et de sa responsabilité, » déclarera en 1905 Émile Boutmy, en parlant d’Albert Sorel. Au prix de quels efforts, de quelle volonté, cet esprit saturé de doutes avait trouvé la sérénité !

Ailleurs, Émile Boutmy nous le décrira devant son auditoire :

« Il avait une autorité naturelle, attribut de ceux qui ont fréquenté les sources et dépouillé les documens eux-mêmes… Avec cela, infiniment d’esprit, d’à-propos et d’inattendu, une ironie incisive, tempérée par la belle humeur. La voix donnait du prix à chacune de ses paroles ; elle faisait passer des tons d’une variété infinie sur un fond toujours égal, riche et timbré. »

À ce témoignage d’une si haute autorité, je puis ajouter un souvenir personnel. La veille de mon baccalauréat de rhétorique, mon père prit la peine de m’interroger sur mes connaissances en histoire. Il s’aperçut qu’elles étaient désespérément limitées. Je le vois encore, derrière sa table, entouré par les feuillets sur lesquels il portait ses notes pour l’Europe et la Révolution française ; j’étais debout devant lui, très mortifié par mon ignorance.

« Assieds-toi sur ce fauteuil, » m’ordonna-t-il.

Lui-même, se leva, se recueillit un instant, puis parla, tout en marchant de long en large, les mains derrière le dos. Il brossa pour moi le tableau de la France, entre 1648 et 1789, à grands traits ; mes yeux s’ouvraient sur le passé ; je voyais la carte de l’Europe, à l’extrémité du doigt tendu, que mon père élevait dans un geste nerveux. La voix de l’historien retentit encore à mes oreilles…